Date de sortie : 8 janvier 2013 | Label : Abduction Records
Fermez les yeux, c'est un ordre ! Pour bien
situer la chose, commencez par tracer un segment fictif entre les délires psychotropes
complètement perchés de la trilogie des Totem de Master
Musicians Of Bukkake puis les divagations kitsches et morriconiennes du
dernier Grails en date, Deep Politics, et vous y serez. Où
? On ne sait pas exactement, mais par-là, c'est sûr. Ajoutez à tout cela un
amour immodéré pour les scores des giallos de la belle époque, pour la
science-fiction aussi et pour le jazz (qu'il soit free ou non) et cela devrait
suffire à décupler votre perplexité. Enfin, pour essayer d'être tout à fait
complet, il faut aussi mentionner les quelques soli dégénérés à vingt-cinq
doigts qui parsèment des bouts de morceaux et les passages arides
avant-gardistes qui frôlent le chaos. Voilà, dit comme ça, on se rapproche
d'une description honnête de l'amalgame pratiqué sur Capnomancy.
Honnête mais peut-être pas exhaustive. On ne saurait prétendre à l'être devant
un tel disque de toute façon. Parce qu'on pourrait aussi parler de musique
caribéenne, on serait encore dans le vrai. Inutile de s'échiner à circonscrire
quoi que ce soit, le disque débordera.
Un exercice de style ? Il n'en est nullement
question. Il y a bien trop de talent derrière Diminished Men
(soit la réunion de Steve Schmitt, Dave Abramson et Simon
Henneman) pour maintenir la futilité à distance respectable. Les morceaux,
aussi facétieux, espiègles et déglingués soient-ils, n'en restent pas moins de
vrais morceaux à l'architecture finement travaillée et à l'ossature bien
ancrée. Il le fallait pour ne pas perdre l'auditeur en cours de route, exposé à
de multiples changements de braquets, de directions et de styles d'une seconde
sur l'autre et le plus souvent, sans crier gare. Sous ses allures désintégrées
et fragmentées, Capnomancy se tient et montre une réelle unité.
Pourtant, à observer les titres les uns après les autres, on serait bien en
peine de trouver un quelconque point commun entre eux. On passe, par exemple,
de l'expérimentation furibarde de Kapnos Escape, un morceau mouvant qui
lance des œillades appuyées à la noise dans ce qu’elle a de plus free, au blues
version valse triste et reggae fatigué au bout du bout du rouleau de Hoarding
Light, seul morceau chanté de l'album, qui évoque plutôt les plaintes d’une
Koko Taylor lorsqu’elle illustrait certaines scènes, forcément en roue
libre, de la psyché lynchienne.
Et c'est comme ça durant ces sept titres : à
peine a-t-on le temps de s'acclimater à l'un que le suivant désarçonne. Pas le
temps de coller la moindre étiquette, alors on les balance toutes et tiendront
celles qui le pourront. Capnomancy s'empare de tout et ose tout,
y compris le mauvais goût qui s'exprime à plusieurs reprises et heurte
délicieusement. C'est-à-dire que la grande réussite de Diminished Men,
c'est son art consommé de mettre à mal les frontières et d'exploser nos
certitudes et nos représentations. On parlait de mauvais goût, mais qui est-on
pour en parler ? C'est bien ce genre de questions sempiternelles que ce genre
d'album pousse à ne plus se poser. Excessif et gonflé, le groupe ne se refuse
rien mais refuse de choisir entre le pompeux et l'élégance, injecte du muscle
et du nerf dans le gras et du gras dans la finesse, écrase ses estampes
finement travaillées et les recouvre de feutre noir ou multicolore quand à d'autres
moments, il abandonne ses manières de sale gosse et exprime toute sa
délicatesse dans un arrangement à tel point fragile qu'il menace de s'effriter
et de disparaître au moindre courant d'air. Au terme de l'écoute, on n'est plus
très sûr de rien. De ce que l'on aime ou de ce que l'on n'aime pas. Ni de ses
goûts.
C'est bien pour cela que l'on s'étonne à peine de
trouver Capnomancy dans les lignes du catalogue d'Abudction Records,
label « founded in 1993 […] best known for releasing music and
video by Sun City Girls » mais aussi « works by other
adventurous artists ».
Aventureux, Diminished Men ne manque pas de l'être et c'est bien à la
nébuleuse tutélaire d'Alan Bishop qu'il se devait d'appartenir. Tout
comme l'on ne s'étonnera pas de trouver B.R.A.D. et Milky Burgess,
soit deux Master Musicians Of Bukkake, parmi les invités du trio. Et
encore moins Randall Dunn à la production. Que l'on soit rompu ou non
aux mélanges improbables et sidérants auxquels tous ces noms, irrémédiablement,
ramènent, il ne faut pas hésiter à plonger dans Capnomancy qui
accueillera de toute façon tout le monde, les brebis égarées comme les
habitués, les oreilles exigeantes ou curieuses et celles qui le sont moins,
celles qui recherchent l'originalité ou celles qui sont là un peu par hasard,
un peu distraites. Il y a suffisamment de variété là-dedans pour que tout le
monde puisse y trouver à aimer et à détester. Une manière comme une autre de
dire que ce disque ne devrait laisser personne indifférent et provoquera
forcément quelque chose.
Derrière
le côté iconoclaste, on trouve une réelle substance qui amène richesse et
densité. À l'image du râle qui ouvre l'album, dont on ne sait trop s'il
s'agit d'une manifestation de jouissance ou de douleur, Capnomancy
hésite en permanence entre noirceur et luminosité, chanson de bal et
expérimentation pointue, laideur et beauté.
Et si
l'on n'est sûr de rien à son écoute, on sait tout de même deux choses : c'est
n'importe quoi mais c'est aussi absolument brillant.
leoluce