Guernica sous perfusion d'on ne sait trop quoi, la pochette traduit bien le titre qui résume bien le disque : un cheval fragmenté, disloqué, tripes apparentes et grosses seringues.
Cheval Ouvert peut-être mais musique bien fermée. Quatre longs morceaux aux chiffres romains qui se suivent sans se ressembler. Enfin si, ça tabasse. Bien plus que sur
Ghosts, le précédent
Monno qui voyait le groupe s'essayer au doom avec beaucoup de réussite, en donnant une vision toute personnelle, fantasmagorique et franchement glaçante. On ne saurait dire à quoi il s'essaye cette fois-ci. De la première à la dernière seconde, ce sont des pavés massifs que l'on se prend en pleine poire. Pas de début, pas de fin et entre ces deux absences, une déferlante de sons compressés, triturés, mêlés dans un maelstrom stupéfiant. En permanence excessifs, les morceaux électrisent l'épiderme et hypnotisent les sens ou tout du moins, les engourdissent. Comme d'habitude, on tente de trouver le saxophone au cœur de la masse sonore et de prime abord, on n'y arrive pas. Déformé, grondant, hésitant entre saturations et infra-basses, amalgamé à une multitude de boucles électroniques jusqu'au-boutistes et déglinguées, il faut un temps d'acclimatation conséquent pour comprendre qu'il est la pièce centrale sur laquelle se greffe tout le reste : basse monstrueuse et batterie préhistorique et surtout, absence totale de guitare quand tout fait croire le contraire.
Antoine Chessex (saxophone ténor fortement électrifié),
Gilles Aubry (électronique et chant),
Derek Shirley (basse abyssale et énervée) et
Marc Fantini (batterie protéiforme) forment toujours ce carré dense et abstrait montrant un visage qui n'est pas le sien. Frustre en apparence,
Monno est toujours aussi délicat et réfléchi. On ne peut plus monolithiques et simples, leurs morceaux restent variés et compliqués. Un sens du camouflage, un goût pour l'esquive et le contre-pied qui atteignent probablement là une nouvelle épiphanie.
On arpente ainsi
I sans faire trop attention : au début, on n'en retient que l'aura glacée qui maintient ses morsures dix minutes durant. Et puis, on s'intéresse aux soubassements et on commence à distinguer le carillon électronique omniprésent à la répétition inquiétante, les circonvolutions maléfiques de la basse et cette batterie qui montre une félinité venant du jazz. Comme le ressac, les vagues se fracassent puis repartent, lourdes, chargées, denses, elles écrasent tout sur leur passage. Les râles agonisants du saxophone deviennent évidents à deux minutes de l'épilogue mais disparaissent aussitôt. Pour une entame,
Monno ne pouvait faire plus lourd et plus bas. Mais on se trompe,
II, encore plus monolithique, exsude une tension extrême. Et cette fois-ci, ce sont les fioritures qui portent le morceau. Au-dessus, elles tracent des arabesques qui tranchent avec le vortex noir qui ferraille en-dessous. Et alors que l'on a bien du mal à détailler quoi que ce soit, ce sont bien les détails qui paradoxalement nous happent. Les nappes empilées, le même carillon morbide et aliénant qui apparaît par intermittence, les ondes diverses qui vrillent le morceau. Tout cela est bien entendu impressionnant. Il faut bien
III pour recouvrer son souffle. Marchant dans les traces de
Ghosts,
Monno revêt a nouveau ses frusques doom et expérimente la lenteur et la lourdeur avant de tout dynamiter après six minutes, convoquant à nouveau le fracas des deux premiers morceaux. Mais par intermittence. Fragmenté, disloqué,
III est certainement la parenthèse la plus expérimentale du lot. Tout seul puis ensemble puis tout seul à nouveau, chacun apporte son greffon pour dessiner une silhouette décharnée qui n'en reste pas moins inquiétante.
Les quinze minutes de
IV synthétisent tout cela et permettent à
Cheval Ouvert une clôture proprement paroxystique : encore plus vrillé, encore plus abstrait, encore plus lourd, encore plus fou. La saxophone éructe des ondes extrêmement basses, l'électronique arpente les aigus, la batterie montre l'étendue de ses armes et la basse fracasse ses quatre cordes contre le tout pour le faire tenir droit. Disque muet ayant beaucoup de choses à dire, ce cinquième opus montre tous les atours d'une somme piochant de-ci de-là dans la discographie hors normes de
Monno : on y retrouve ainsi des accents noise cataclysmiques et tribaux empruntés à
Error, d'autres plus lourds et poisseux hérités de
Ghosts ainsi que des choses plus inédites qui augurent d'une belle suite. Traçant un chemin qu'il est bien le seul à arpenter, jetant toujours quelques coups d’œil furtifs à
Godflesh,
Sunn O))),
Ice ou
God pour aussitôt fixer l'horizon,
Monno poursuit sa route singulière et abstraite.
Cheval Ouvert demande un certain effort et ne tolère pas les écoutes distraites : à fort volume et tout seul de manière à ne pas en perdre une miette car sa façade monochrome en apparence n'est qu'une immense mosaïque où se déclinent une multitude de nuances et de textures. Six années, il fallait bien cela pour reprendre les choses là où elles étaient et trouver la force de les faire évoluer. Cette fois-ci, il ne s'agit pas d'un pas de géant mais simplement d'un mouvement sur le côté et un peu vers l'avant. Un mouvement que l'on pourrait croire immobile mais qui n'en reste pas moins un mouvement. Quoi de plus normal pour un groupe attiré par l'illusion, passant son temps à tromper son monde : on dirait de la noise, c'est du métal. On pense que c'est du métal, c'est plutôt de la musique industrielle. On la pense synthétique, elle est organique. En détaillant l'organique, l'électronique saute au visage. Impétueux et abstrait, tout ce que l'on sait au final, c'est qu'il faudra du temps pour démêler
Cheval Ouvert.
Le précédent avait un peu déçu de prime abord pour dévoiler ensuite toute sa pertinence et il y a fort à parier que celui-ci fasse de même. Il pourrait passer pour vain, inutile ou pire encore, démonstratif. Pourtant, pour peu que l'on accepte de gratter sa surface rugueuse, le disque dévoile un intérieur complexe, empilant les strates. Il y a de quoi explorer longtemps et découvrir une multitude d'angles et de chemins qui étaient jusque-là restés invisibles. Vain, il ne l'est aucunement, inutile encore moins et démonstratif, surtout pas. Il ne s'agit pas ici de mettre en avant une technique, il s'agit de laisser s'exprimer des choses qui ne demandent qu'à sortir (et l'on ne s'étonne pas de trouver alors l'omniprésent
James Plotkin au mastering).
Et si
Monno semble bien être le seul à savoir où il va, il va de soi qu'on ne demande qu'à le suivre.
Une nouvelle fois impressionnant.
leoluce