Date de sortie : 1er octobre 2013 | Label : God Records
Des vocalises dans les profondeurs du spectre pour commencer. Un souffle, presque. Puis la distorsion d'une guitare massive qui n'est pas sans rappeler les textures d'un certain JK Flesh. Ensuite, viennent les percussions. Tendues, minimalistes, une boîte à rythmes rigide et sans imagination, encore plus simple que primitive. Enfin, la voix. Elle susurre, elle psalmodie, ne s'énerve pas, ne crie jamais. Elle est là, c'est tout. Tout cela contenu dans huit morceaux aux velléités contradictoires : de la rage mais de l'apaisement, du simple contre du complexe, guitares versus électronique. Mais surtout du noir et du noir. Qu'il recouvre la galette de plastique du recto au verso ou la boîte en carton approximativement agrafée qui la contient, qu'il se niche dans les morceaux ou dans les vidéos, il est partout. Et s'étend depuis l'oreille jusqu'à l'intérieur de la boîte crânienne jusqu'à envahir le corps entier. La journée était belle, elle est maintenant désespérée. Et sans nuances. Ce qui n'est pas le cas de la musique de Kajkyt qui se balade, tranquille, de la noise au dark ambient, du metal aux chants byzantins. Une musique qui craint la lumière et se confond avec l'ombre qu'elle renferme. Pour résumer : ça ne rigole pas et ça ne rigolera probablement jamais.
Kajkyt, alias de Slobodan Kajkut. Né en 1983 à Banja Luka en Bosnie-Herzégovine, compositeur formé par la vénérable Kunstuniversität Graz en Autriche, ayant d'abord officié dans nombre de groupes plus qu'underground, membre actuel The Striggles et d'Automassage qui le sont à peine moins, il suit une voie solitaire et déterminée depuis 2008. II n'est évidemment pas son coup d'essai et fait suite à un nombre important d'albums, CD-R, compilations sortis en catimini, en solo ou accompagné. De quoi comprendre ce qu'il fait, d'où il vient et d'où proviennent sa maîtrise et son aplomb. II est surtout le deuxième long format issu de l'entité Kajkyt après un Krst déjà intrigant sorti en 2010. On y trouvait alors tout ce qu'il développe aujourd'hui mais sur deux fois moins de titres, deux fois plus longs. Déjà le goût pour les numéros, mais une voix beaucoup plus rare qu'elle ne l'est maintenant. La voix, voilà la grande affaire de II. Et peut-être aussi ces rythmes pelés et minimalistes qui confèrent aux morceaux une aura tout à la fois ample et rabougrie. Sur III, on pourrait presque croire en fermant les yeux à un Massive Attack lo-fi sans la moindre once de chaleur, un truc roide et janséniste, presque désincarné, qui montre qu'avec deux bouts de ficelle et beaucoup d'idées, on peut susciter une émotion, fût-elle parfaitement mystérieuse et inconfortable.
Tout est froid et sombre dans cet album et l'on ne trouvera aucun rai de lumière pour rehausser le tout. Dans ces conditions, les morceaux se dessinent par différence de matité. Qu'elle soit en surbrillance ou en filigrane, la couleur noire largement convoquée se fait abyssale : du très expérimental et déstructuré IV au plus dub VI, des rivages massifs de I au requiem pelé de VIII, il n'y a bien que la voix qui empêche de se prendre les murs en pleine poire. Un fil d'Ariane que l'on suit sans savoir du tout où il mène ni par où il nous fait passer. On s'y raccroche mais on ne comprend absolument rien aux mots - s'il s'agit bien de mots - qu'elle nous déverse dans l'oreille. Entre plainte et complainte, la rage larvée contenue dans une tessiture grave qui inquiète avant tout, elle est tout à la fois très expressive et désincarnée. Encore un beau paradoxe pour un disque qui n'en manque pas. Dès lors, on comprend pourquoi II sort sur God Records. Il y a là-dedans une certaine mystique, sans doute en négatif, quelque chose qui relève de l'incantation, de l'impalpable et qui bien souvent se déploie dans des territoires qui nous dépassent et auxquels on ne comprend pas grand chose. Pas sûr que l'on ait envie d'y croire mais une chose est sûre : c'est très beau et le pouvoir de persuasion de cette musique est grand. La batterie synthétique aura beau balancer des poum et des tchak en plastique et sans vie dans une répétition devenant très vite aliénante, les nappes auront beau s'élever dans le même périmètre du cercle chromatique, coincé entre l'ombre et la pénombre, la voix aura beau se complaire dans le lugubre et l'inquiétant, rien n'empêchera II de se faire très vite une place dans votre tête.
Mystérieuse et addictive, la musique de Kajkyt entre directement dans la cour des grands. Sans faire de vagues, tout doucement mais crânement. Inutile de lutter, vous y croyez déjà...
leoluce
Excellent, merci pour la découverte.
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