Date de sortie : 5 mai 2014 | Label : Ici d'ailleurs
Quand ce genre de disque se révèle, au détour hasardeux d’un fil Soundcloud, on est tenté de remercier, le front par terre, le hasard qui l’avait mis là. Des dizaines d’écoutes plus tard, de la plus abasourdie à la plus béate, il est temps de revenir sur l’objet de tant de grâces. Du point de vue des protagonistes d’abord, Geins’t Naït est initialement un duo, alliant Thierry Mérigout et Vincent Hachet, auteur dans les années 1980 d’une flopée de disques industriels et expérimentaux, sur le label Permis De Construire, et associé dès lors à des groupes comme Coil ou Einstürzende Neubauten. Laurent Petitgand, compositeur de bandes originales de films de Wim Wenders (Les Ailes du Désir notamment) et de Paul Auster et des ballets d'Angelin Preljocaj, collabore à partir de 1987 avec Mérigout, désormais seul aux manettes. Après une absence de presque vingt ans, ils sortent en 2011 Si J’avais su, j’aurais rien dis puis rejoignent Ici d’ailleurs avec Je vous dis. Si les titres suggèrent une certaine obsession liée à la parole, le contenu développe manifestement cette idée.
Des mots du label, on comprend que la substance brute, industrielle, inflexible vient de Geins’t Naït tandis que Laurent Petitgand manipule et travaille la matière de façon à faire naître de ces éléments des fragments de musicalité, à renfort d’instruments classiques, piano et guitare en tête. Si l’effet de la découverte peut être puissant, c’est d’abord parce que l’univers de cet album n’évoque rien de connu. On est confronté avant tout à la consistance rugueuse et inhospitalière des trames industrielles. Rampants, répétitifs, les rythmes sont comme des organismes métalliques à demi vivants, qui se contorsionnent lentement, en manque d’air. A la strate supérieure, des voix étirées, malaxées, généralement inintelligibles, habitent l’espace sonore comme autant de grincements aigus, de gimmicks récurrents ou de propos fantômes débités dans toutes sortes de langues. La fin de Jm Massou laisse ainsi échapper, dans un grésillement de vieux poste, une bribe d’émission de radio étrangère et de vagues paroles d’Aznavour. Mais le charme ne saurait prendre (à ce point) sans ce qu’on devine être les apports mélodiques de Petitgand. A l’instar du piano sur Explo et sur Je vous dis ou des cordes si lumineuses d’Iroshima, les éléments instrumentaux véhiculent une douceur ambiguë et une mélancolie sidérante. A l’image des robots qui se prennent la tête entre les mains de la pochette de Electric Pleasures de Column One, ce disque entrechoque l’émotion et la machine, faisant poindre une flammèche d’humanité au cœur des méandres mécaniques et de la froideur usinière.
Et puis, il y a l’inconnu. On ne sait rien de ces sons, ni d’où ils viennent ni où ils vont. On ne pénètre jamais le sens de ces mots ni l’identité de ces voix. Mais comme la lumière d’un bouge encore ouvert dans une ville noire et anonyme, certaines notes font office de jalons. Leur empreinte vous rappelle sans cesse et prodigue le sentiment fabuleux et parfaitement mégalomane d’avoir été écrites pour vous. Lorsqu’une œuvre résonne à ce point, on est tenté de chercher à comprendre le phénomène : éveille-t-elle un écho particulier et personnel ou est-elle dotée d’une portée autrement universelle ? Alors vient le partage, comme avec ces livres à peine achevés que l’on souhaiterait obtenir en quinze exemplaires pour les distribuer autour de soi. Dans le cas de Je vous dis, difficile de conclure. Mais même s’il provoquera sans équivoque des sensations hautement disparates selon les auditeurs, on retiendra qu’il s’agit d’un immense album.
Manolito
Des débris de mots mugissent, engorgés de rouille... merci pour la découverte !!
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