mercredi 31 octobre 2012

Drcarlsonalbion - La Strega And The Cunning Man In The Smoke


Date de sortie : 31 octobre 2012 | Label : Latitudes

Une guitare légèrement amplifiée, complètement pelée, près de l’os, une voix féminine bien plus parlée que chantée et c’est bien tout. Quelques distorsions quand même, quelques drones aussi. Et une ambiance qui évoque immanquablement les derniers Earth. Après tout, Carlson est joliment planqué entre les lettres et c’est bien de lui dont il s’agit. Augmenté toutefois du vocable Albion. Et imaginer l’americana singulière et toute personnelle de Dylan Carlson se mêler au folklore occulte des landes désertes de l’Angleterre mais grouillantes d’une vie invisible aux profanes est déjà en soi intrigant. Le résultat quant à lui est tout simplement un enchantement. Un melting-pot culturel et bipolaire qui voit le visage buriné et travaillé au bourbon d’un cow-boy maussade et complètement perché scruter le petit peuple de l’herbe, elfes, trolls, fées et tout le toutim en provenance directe des bruyères mélancoliques de la légende celtique. C’est sec, comme à l’habitude de Carlson depuis quelques disques mais surtout encore plus mystique, ce qui aura la valeur d’un déjà bel exploit pour qui s’est perdu dans les entrelacs immersifs et introvertis d’Earth et y erre sans doute encore depuis Hex : Or Printing In The Infernal Method. Les tentations initiales et rageuses de plus en plus loin et l’épure de plus en plus prés. Le premier et seul titre original, qui donne d’ailleurs son nom à l’album, suffit à planter le décor puisque tous les suivants, pêle-mêle de reprises de folk antédiluviennes et de chansons plus contemporaines (PJ Harvey, Kinks, Richard Thompson, une certaine idée de l’Angleterre) que Carlson est allé puiser aux confins des îles britanniques lors d’un récent voyage en leur sein, sonnent exactement comme l’entame. Une guitare solennelle et esseulée accompagnée de drones inquiets, la confrontation de la luminosité de l’une avec la noirceur des autres. Et cette voix tout à la fois désincarnée et bien présente qui l’accompagne sur certains titres. Pourtant, dire que rien ne s’y passe serait une trahison.

C’est qu’à son écoute, les poils sont restés dressés. Tout du long. À aucun moment, le cerveau n’est allé voir ailleurs. Aucun morceau en-dessous des autres, tous frappent par leur évidence dès les premières secondes, tous sont essentiels, des treizes minutes et quelques de The Faery Round tout à la fois trop longues et trop courtes au refrain de Wicked Annabella, seule véritable « chanson » d’un disque vaporeux et comateux qui enveloppe et fait voyager loin. Dans sa tête, dans son corps, au-dessus des océans, au plus profond du plus profond des trous les plus perdus de la Terre, là où l’idée de la magie devient tout à coup pérenne, partout et longtemps. Poser ce disque sur la platine, c’est arrêter le temps, c’est voyager dans la psyché de Carlson, voire dans celle de l’Amérique et de sa vision fantasmée de l’Europe. C’est beau, très souvent à pleurer, encore plus souvent impressionnant, tout le temps simplement magnifique. En sept morceaux seulement, Drcarlsonalbion met à jour rien de moins qu’un classique, tout du moins un disque dont on sait bien qu’il nous accompagnera longtemps. Sa simplicité, sa beauté pure de diamant brut, son goût de l’épure, sa lenteur exacerbée qui font résonner les notes et les morceaux longtemps à l’intérieur de la boîte crânienne rendent son appropriation légèrement ardue : à suivre le délicat mouvement des cordes lumineuses s’égrenant tranquillement devant, autour, sur et dans ces drones inquiétants, plus d’une fois on perd le fil et une vision d’ensemble devient compliquée. Ainsi The Faery Sound en deviendrait presque invertébré  alors qu’à aucun moment il n’a manqué de substance mais c’est qu’à côtoyer ainsi la finesse du papier le plus fin, Drcarlsonalbion tutoie en permanence le néant. Tout en n’y tombant jamais. Et c’est sans doute là sa plus belle réussite.

Un morceau tel que Reynardine le montre bien, le retour de la voix magnifique de Teresa Colamonaco habitant parfaitement les guitares de Dylan Carlson et Jodie Cox, leur réverbération sur cette voix caverneuse ajoutant force fragilité, voire quelques accents tragiques, à une mélodie déjà en soi vulnérable et dévastatrice. Les larmes ne sont pas loin mais on se tient. En revanche, on ne résistera pas à Night Comes In, emprunté à Richard et Linda Thompson : Reynardine était triste et prenant, celui-ci est tout simplement déchirant. Comme si le morceau n’avait existé que pour n’être joué que par ce trio. Un trio vecteur de forces qui le dépassent, un trio qui transcende les morceaux qu’il joue et qui se transcende à leur contact, atteignant une frontière inconnue, floue, difficile à cerner, mystique. Il faudra bien les quelques minutes plus roots et basiques de Little Woman – à l’allure plus conventionnelle de simple americana électrifiée toutefois parfaitement exécutée – puis la reprise assez étonnante du Last Living Rose de PJ Harvey – qui voit Colamonaco injecter une pulsation complètement folk dénaturant assez joliment la sensibilité du morceau original – pour nous faire redescendre. Il était tout à fait évident qu’un disque tel que celui-ci trouve sa place au sein des impressionnantes Latitudes Sessions de Southern Records dont le concept est, rappelons-le, d’offrir aux artistes invités « the opportunity to spend some time recording something spontaneous, collaborative, fun or experimental ». Pour le fun, bien sûr, on repassera, pour la spontanéité et tout le reste en revanche Carlson s’en est donné à cœur joie et la confrontation de son americana baroque de plus en plus épurée aux benshees et aux légendes britanniques est bien trop jubilatoire pour que le disque coure le risque de rencontrer un jour la poussière. Sur cet album, il donne l’impression d’inventer rien moins qu’un nouveau langage musical que l’on pourrait qualifier de doom folk occulte et victorien ou quelque chose comme ça. Quoi qu’il en soit, il ajoute ici une nouvelle corde à son arc pourtant bien fourni qui amplifie, si besoin était, l’impact déjà grand de sa musique et ce faisant, pour nous, un nouveau chef-d’œuvre dans nos étagères.

Pour vous donner l'envie d'y jeter une oreille, ce magnifique Reynardine devrait parfaitement faire l'affaire car tout dans La Strega And The Cunning Man In The Smoke est comme ceci : simple et beau. Gare au folklore, l'envoûtement guète, la magie opère, les fées et les korrigans ne sont pas loin quand, avec un tel album, il devient tout à fait possible de les envisager.

Magnifique.

leoluce

dimanche 21 octobre 2012

Crowhurst - No Life To Live


Date de sortie : 10 septembre 2012 | Label : Autoproduction

On y a réfléchi à deux fois, avant de vous le dévoiler cet album-là. D'abord parce qu'il s'agit d'un double LP de pur magma noisy, susceptible de noyer dans le sang les oreilles les plus aguerries avant qu'elles n'arrivent à mi-parcours de ses deux heures aussi haletantes qu'éprouvantes. Ensuite parce que la disco déjà longue comme le bras de ce projet à géométrie variable du Californien Jay Gambit incite à des références qu'il semble impossible de maîtriser avant d'en avoir écouté le plus gros, ce qui est encore loin d'être notre cas. Mais surtout, même le chroniqueur endurci peut ressentir la peur, à la seule idée de laisser galoper de tels cauchemars sur le papier.

Que sait-on donc au juste sur Jay Gambit ? Qu'il aime s'attaquer aux rebelles efféminés de la pop britannique à coups d'EPs harsh noise vrillés de larsens stridents, de drones tempétueux et autres distorsions malaisantes (cf. Fuck You Morrissey et Fuck You Bono), qu'il sait s'entourer - des habitués de la maltraitance sonique Trevor Brolin (Black Leather Jesus) et Tanner Garza jusqu'aux groupes Yuggoth et Realizations, en passant par l'excellent Neven M. Agalma (Dodecahedragraph, Ontervjabbit) derrière les synthés d'Aghoree dont on vous parle ici), qu'il nous prépare un split avec la talentueuse Foie Gras que vous retrouverez bientôt en interview dans nos pages, et qu'il nous gratifie de deux sorties par mois en libre écoute sans jamais rien demander en retour : une bonne raison de profiter de l'édition physique ultra-limitée (25 cassettes, 25 LPs) de ce No Life To Live pour mettre la main au portefeuille, avec à la clé un bel objet plus une cassette du split déjà particulièrement dantesque entre Crowhurst et Rosy Palms en guise de freebie, sans grand bénéfice à espérer du côté des auteurs.

Car l'idée, c'est avant tout d'offrir le meilleur contenant possible à un contenu dont Jay Gambit a de quoi être satisfait. Une douzaine d'instrumentistes triturant leurs machines, samples, guitare, basse ou piano de poche, des semaines de production et de mixage, et quelque démon tirant les ficelles pour attirer tout ces innocents dans l'abîme et nous avec, tant No Life To Life est la quintessence même de l'album qui échappe à ses créateurs, phagocyté au gré de ses ténébreux entrelacs de bourdons par quelque puissance maléfique qui n'aurait jamais dû pouvoir trouver de ce côté-ci du miroir terreau si favorable à son incarnation.

Ainsi, sur I Saw The Sky, les cloches des Cieux et du Pandémonium sonnent le glas dans un même élan sépulcral, mais par delà la lumière blanche point de salut bien que le purgatoire argenté de Dead Air parvienne à contenir quelque temps la voracité morbide des drones rampants qui s'extirpent peu à peu de leur prison de cristal. On le sait désormais, l'entité de pure antimatière tirée de son repos forcé par nos alchimistes du cauchemar statique n'attendra guère longtemps avant de révéler dans toute sa gloire déliquescente le dessein qui l'anime : celui d'annihiler toute vie dans un flot de haine pilée et d'aspirer les âmes des charognes abandonnées aux averses de clous rouillés par ce fléau sursaturé. Même les enfants endormis n'en réchapperont pas, et lorsque la Bête peut enfin laisser vaguer sa plainte mortifère sur How To Burn A Book, c'est pour ouvrir avec une lenteur consommée les portes des Enfers, qui n'auront plus qu'à happer dans un souffle glacé les restes de nos chairs putréfiées pour les soumettre aux pires tourments jusqu'à la fin des temps.

Hallucinations d'ectoplasme comateux, une fois la descente entamée tout devient flou et distordu, quelque part entre sci-fi en carton et delirium pullulant. On chute et c'est la transe, direction l'Interzone de Burroughs. Run For Your Life, nous murmure un marabout cornu mais déjà les tambours nous encerclent et nous paralysent, pantins désarticulés à la merci des vapeurs de soufre qui s'échappent d'un gouffre sans fond dont la noirceur magnétique nous intime l'ordre d'avancer. Un pas après l'autre, nous voilà engloutis par l'ombre tandis que les percussions s'assourdissent et se répercutent sur les parois suintantes de ce tunnel vivant, soudain de pris de soubresauts et de râles à faire froid dans le dos.

On sent la peur monter, nous contaminer telle une bactérie et pourtant au bout... rien. Nulle créature difforme ou pustulante, nulle goule au vagissement perçant, pas même un contremaître à pattes de bouc. Non, simplement le noir, l'angoisse du néant, l'oppression d'un rétrécissement sans fin pesant sur l'âme comme une chape d'uranium. Car finalement, le plus horrifiant avec la Géhenne, c'est qu'on y est pour longtemps. No Life To Live. Un cadavre en Amérique, découvert au bord de la route par un couple d'étudiants en virée, grouillant d'insectes et de calamités. Dans la poche, des clés, quelques billets et une cassette usée. Le meilleur coup que le Diable ait jamais fait, c'est de faire croire au monde qu'il n'est pas une bande magnétique, enroulée sur elle-même comme un serpent sans queue ni tête, de toute éternité.

Rabbit

vendredi 19 octobre 2012

Hidden Orchestra - Archipelago


Sortie : 1 octobre 2012 | Label : Tru Thoughts Records / Denovali Records

Voilà deux ans que Hidden Orchestra a émergé, sortant Night Walks, un album qui leur a apporté un succès critique certain, en Ecosse et ailleurs. Le quartet d'Edimbourg, mené par sa tête pensante Joe Acheson, poursuit ses libres manipulations de jazz électronique, dense et entêtant. Comme son prédécesseur, Archipelago sort chez les Anglais de Tru Thoughts ainsi qu'en version double vinyle sur l'éminent Denovali.

Archipelago est de ces disques d'une redoutable évidence, qui promptement absorbent mais dont les fils se remontent avec patience. Composée d'Acheson à la basse et au laptop, de deux batteurs, Jamie Graham et Tim Lane, et de la violoniste et keyboardist Poppy Ackroyd, la formation s'accompagne sur cet album d'un violoncelle, d'une trompette, d'une harpe et d'une clarinette. La musique de Hidden Orchestra sonne comme la cohésion bruissante d'innombrables flux instrumentaux. Mélange insaisissable de jazz, de pulsations hip-hop et d'électronica crépusculaire, Archipelago se fait la bande-son de périples exaltés et arides, peignant la fougue de tableaux vifs et impénétrables.

Toujours réflexif, tantôt en retrait, tantôt sauvage et distillant des instants de breakbeat bien concret, le jeu des batteries est pour beaucoup dans la façon dont ces 10 courtes histoires s'inscrivent au coeur du crâne, soulevant des sarabandes internes et des vagues d'émotions. Alors que les titres ont la bonne idée de se déployer au delà de cinq minutes, le quartet s'amuse à décliner les points d'orgue, faisant lentement refluer la puissance pour la laisser, la seconde d'après, vous exploser entre les deux yeux, non sans éclats de percussions, de poussière et de cuivres. Ainsi Overture, sous un climat de demi-jour, de flou et de frimas, érige des cathédrales de rythmes et de volutes mélodiques. Les cordes enivrent, les textures crépitent et la batterie fait de la voltige. On atteint des sommets dès le premier morceau, sauf que la suite est faite du même et splendide bois. Sur l'ouverture de Flight, on s'empêchera difficilement de penser au Kilimanjaro Darkjazz Ensemble.

Si les teintes demeurent opaques et décolorées, la délicatesse des arrangements fait entrer des pans de lumière entiers. Les qualités de mélodiste de Joe Acheson sont immenses. Le violon, le violoncelle, les cordes pincées et les détails de cristal que l'homme conçoit de manière électronique accordent à la musique de Hidden Orchestra une dimension introspective et profondément romantique. La suavité se heurte au désemparement, celui qui tenaille lorsqu'on supporte le poids des choses trop belles. D'infinies arabesques continuent de se répandre, les tonalités cinématiques gagnent en consistance, subtilement appuyées par la trompette de Phil Cardwell. Les field recordings aux goûts d'embruns et de cris de mouettes – enregistrés sur un bateau au large de l'île écossaise de North Rona – rappellent que la trame de l'album prend sa source dans les paysages irréels, dans la solitude face à la mer, dans la nature saline qui borde la région.

Intégralement instrumental et absolument réussi, Archipelago fonde un peu plus le brio du quartet. Il y a une semaine, le groupe se produisait au Petit Bain à Paris, à l'occasion de leur release party. Autant dire que la soirée fut belle.

Manolito

dimanche 7 octobre 2012

Aluk Todolo - Occult Rock


Date de sortie : 21 septembre 2012 | Label : Norma Evangelium Diaboli

L'occulte rocke ou d'occultes rocks ? Les deux à la fois, indéniablement. Disque d'outre-tombe où rien n'est mort. Au contraire, ça déborde. De furie, de riffs, de martellements, de stridences, de déviances, de violence et de vie. De tout. Partout. Tout le temps. Fûts sur courant alternatif, pulsation majoritairement lapin duracell, batteur fou, rythme aliéné et aliénant. Guitare qui explore un bon milliard de directions, méthodiquement, consciencieusement, avec un sens de la trajectoire imprévisible intrigant. Basse qui recolle, décolle, extrapole, tantôt greffée aux six cordes, parfois jouant cavalier seul. Dès la première micro-seconde, le disque accapare. On le prend en pleine face comme un trente-huit tonnes déboulant des enceintes, projeté avec force directement contre le mur, le poids de cent éléphants furieux sur le thorax. Physiquement, inutile de dire que l'on ressent quelque chose. Mais ça ne s'arrête pas là parce qu'en plus, il y a la répétition. Des structures et des idées. Le riff sur le même riff sur le même riff sur le même riff qui n'est d'ailleurs plus tout à fait le même que celui de départ. Tout cela mute sournoisement. Mentalement, inutile de dire que l'on ressent également quelque chose. D'autant plus que l'éventail sonore développé ici est franchement varié : attaque frontale qui vous transforme en sparring-partner, coup droit, uppercut et papillons derrière les yeux, approche larvée qui rampe par derrière, une lame à la main qui se retrouve bien vite sur la gorge, guerre psychologique enfin qui sait mettre le doigt là où il ne faudrait pas. Et Aluk Todolo prend son temps. Tous les morceaux autour des dix minutes, parfois un peu moins mais souvent un peu plus. Et pourtant, à aucun moment l'ennuie ne guète, ni même la lassitude. Il se passe bien trop de choses ici pour qu'à aucun moment l'attention ne s'épuise.

On l'aura compris, Occult Rock est un patchwork magnifiquement retors : rien pour le confort de l'écoute ou de l'auditeur. L'enjeu est bien ailleurs, dans la recherche des multiples chemins amenant à la transe. Que celle-ci pousse à regarder à l'intérieur de soi avec un regard bien plus réaliste que simplement bienveillant en dit long sur ce disque et ses intentions. C'est bien à notre part d'ombre qu'il s'adresse en priorité. Car après tout, pourquoi adhère-t-on à un instrumental de presque douze minutes comme Occult Rock V qui n'est rien d'autre qu'un amas fuselé de stridences patraques sur une rythmique increvable ? Qu'y trouve-t-on de plus qu'une hypnose passagère ? Eh bien, un peu tout ce que l'on aime et qui oriente l'atmosphère et les morceaux dans la pénombre, loin de la lumière : une guitare avant tout psychédélique et dysharmonique aux intonations noise rock et même surf parfois, exsudant des gerbes de fuzz acides, une basse maousse et malléable qui récite ses tables de multiplication et une batterie quatre roues motrices qui n'a peur de rien et suit sans problème les changements nombreux que l'apex du morceau impose à son architecture. Long serpent hypnotique aux circonvolutions nombreuses et à la mue constante, à aucun moment on ne se rappelle d'où l'on est parti tout en étant absolument sûr de ne pas savoir où l'on va. Le titre nous perd mais ne se perd pas. N'est-ce pas cela, la transe ? Frère sombre et renfrogné des jusqu'au-boutistes Psychic Paramount, Aluk Todolo, comme eux, sait nous envelopper dans des cercles éthérés et vaporeux peuplés d'animaux sournois qui bouffent nos synapses après nous avoir ensorcelés. En revanche, il fait preuve de bien plus de variété.

Disque papier de verre, disque ébarbeuse aussi parfois, la mixture d'Occult Rock n'est pas si simple à détailler : des soubassements extrêmes qui prennent racine principalement dans le metal, essentiellement black, parfois post, dans le punk un peu et dans la noise beaucoup, un sens de la digression et du patraque probablement hérité du psychédélisme acide des '60s agonisantes, une attirance pour la répétition et le labyrinthique directement empruntée à la kosmische musik du début des '70s, le tout saupoudré d'un petit goût pour le n'importe quoi et le bizarre dont on ne saurait dire d'où il vient, peut-être de This Heat sinon d'Aluk Todolo lui-même. Il en résulte huit épopées instrumentales et telluriques qui nous font marcher sous la terre, au plus près de la lave en fusion. Le tempo ralentit puis s'emballe puis ralentit à nouveau tout du long, la guitare explore toutes les nuances du spectre clandestin de l'occulte et la basse balance ses ondes à tout va. Il se crée une sphère extrêmement sombre, un big bang à l'envers, le disque implosant bien plus qu'il n'explose. Ainsi, quand toutes les forces du trio sont jetées dans le même instant, le spectre sonore devient complètement engorgé. Des notes partout qui grimpent les unes sur les autres, s'accumulent en strates épaisses et compactes, la musique atteignant alors une densité extrême qui enfonce la platine de quelques bons mètres dans le sol. Plus la moindre fréquence de libre pour caser une pause ou ne serait-ce qu'une respiration. Dans ces moments-là, Aluk Todolo asphyxie. Mais il arrive également qu'un instrument passe au premier plan et fasse jeu égal avec le silence qui l'accompagne. La tempête se calme, le morceau se distend, la musique ne tient plus qu'à un fil. Le disque devient alors opalescent, presque transparent. Et ce sont toutes ces différences d'opacité et plus encore le passage de l'une à l'autre qui en font un disque à ce point remarquable.

Car tous les morceaux se ressemblent, d'ailleurs tous portent le même titre affublé d'un simple numéro, mais uniquement dans leurs velléités hypnotiques puisque les armes qu'ils utilisent pour arriver à la transe sont, elles, des plus variées. On ne les détaillera pas ici, simplement dirons-nous qu'après une entame coup de poing et massive, Occult Rock bifurque dès le deuxième titre vers quelque chose de bien plus larvé et insidieux puis tous les suivants mélangent dans un fracas assez ahurissant ces deux nuances et développent un climax revêche où de longues explosions succèdent à de longues montées en puissance dans un mouvement de va-et-vient permanent franchement désaxé. D'ailleurs, on a tôt fait d'oublier qu'Occult Rock est constitué de la succession de plusieurs morceaux puisque tous finissent par s'emboîter pour ne former qu'un seul et même instrumental complètement noir et protéiforme, tout aussi massif qu'aéré, ce qui n'est pas le moindre des paradoxes. Quoi qu'il en soit, le disque sidère tout du long, la palme du bizarre pour le tarabiscoté Occult Rock VII qui nous gratifie d'une guitare dont on peut penser qu'elle remonte le temps en jouant complètement à l'envers alors que la batterie taille la route, allant, elle, complètement de l'avant. Il en résulte quelque chose d'assez inédit, une dynamique oxymore pendant quelques instants que l'on prend plaisir à détailler. Mais de toute façon, tout dans Occult Rock est comme cela, un parfait condensé de ce qu'il se fait de mieux en terme d'agression sonore ténébreuse et détraquée. Mais arrêtons-là les mots, le mieux étant encore d'écouter et pour cela Occult Rock deuxième et cinquième du nom feront largement l'affaire, parfaitement représentatifs de la dynamique si particulière développée par ce trio français que l'on n'est pas prêt de lâcher.

Dépourvu de la moindre once de gaieté, sombre, pâle, faussement calme comme une eau dont on sait bien qu'il faut se méfier, acariâtre, voire hargneux, ce disque est avant tout simplement, extrêmement, sans l'ombre d'un doute, brillant.





leoluce

mercredi 3 octobre 2012

Babalith - Xibalba Mannequins


Date de sortie : 13 septembre 2012 | Label : Sombre Soniks

A la tête du collectif Abismo Humano, André Consciência y révèle depuis 2008 par le biais d'une revue, d'un blog, d'un forum et même d'une radio les talents portugais de la scène gothique contemporaine, creusant jusqu'aux prémices culturelles voire ethniques de cet univers brillant par la pluralité de ses influences. Une autre façon d'admettre que tout n'est pas forcément à notre goût sur la première compilation officielle de cette association devenue label à part entière, ce qui ne nous empêchera pas de garder un œil de très près sur certains de ses intervenants - citons notamment Terra Oca, quatuor de Porto dont le titre fleuve Le Soleil des Aimants mène sur près de 9 minutes un rituel occulte des plus fascinants, empruntant au bruitisme, à la musique industrielle ou encore au free jazz.

Au générique de ce manifeste généreusement achalandé, avec un courte ode au roi de Norvège Óláfr Haraldsson (célèbre pour avoir réprimé le paganisme au profit du christianisme à l'aube du second millénaire), figure également Babalith qui n'est autre que l'incarnation musicale du curateur lui-même. Un projet aux personnalités tout aussi multiples, avec pour constante l'ambition d'altérer la conscience de l'auditeur, de lui faire vivre un voyage sensoriel parfois proche de l'expérience transcendantale. Le récent Flute Of LAM en est une bonne illustration, avec ses longs tourbillons de modulations pulsées jusqu'au vertige, tandis que Follow The River s'intéresse davantage aux rites mésoaméricains, entre psychédélisme tribal et communion avec les esprits du fleuve sauvage ou de la forêt vierge. Quant au tout chaud Under Cover, il présente d'étranges relectures dans un format plus "pop", allant de tubes tels que Stand By Me ou le Wicked Game de Chris Isaak à la BO d'Edward aux mains d'argent signée Danny Elfman, mais privilégiant comme il se doit les corbeaux de tous horizons - mentions à Nine Inch Nails, The Cure, Love And Rockets, The Sisters Of Mercy, Anathema ou encore Garbage que Babalith reprend avec force distorsions oniriques, à la croisée d'une ambient minimaliste, d'un rock indus neurasthénique et d'un folklore pour contes noirs.

Toutefois, sur Xibalba Mannequins, c'est avec les racines dark ambient du projet que renoue Consciência, esthétique de l'écurie Sombre Soniks oblige. On pourrait disserter longuement sur le label que l'Anglais Priapus 23 emploie depuis l'an dernier à l'exploration des rapports étroits qu'entretiennent musique, nature et mystique, versant ésotérique et ténébreux comme il se doit. Contentons-nous donc de diriger l'auditeur curieux vers quelques-uns des derniers faits d'armes de la petite structure, des anticipations chamaniques de Colossloth aux élégies fantomatiques de Grey Light Shade, en passant par ce sampler assez représentatif des thématiques abordées ou encore la 4ème installation des gargantuesques compils qui rythment tous les 6 mois ses funestes activités avec, outre Babalith et la drôle de messe noire psyché de Prayer To Ishtar, un autre morceau particulièrement immersif et imposant des sus-nommés Terra Oca, narré cette fois encore en français.

Mais revenons à l'album qui nous occupe ici. Faute d'avoir écumé la vingtaine de références déjà disponibles en libre téléchargement sur la page Bandcamp de Sombre Soniks, on aurait tort de trop s'avancer et pourtant, difficile d'imaginer que les sorties à ce point anxiogènes puissent être légion au catalogue du label anglais. Passée l'introduction qui nous fait traverser le Styx au son des clapotis fangeux de ce fleuve de désolation et des cuivres sentencieux des cerbères qui en gardent le débarcadère, les chants de sirènes insidieux qui nous attirent vers l'abîme depuis la croisée des chemins dans le ressac des vagues malmenées par les vents mauvais et autres bourrasques drone aux allures de corne de brume ne sont pas sans rappeler ceux des stryges qui sillonnent le manteau de nuit du label norvégien Miasmah - un paganisme nordique réminiscent d'un âge obscurantiste qui semble décidément avoir marqué le Portugais. Nous voici de l'autre côté, à nous enfoncer dans les méandres souterrains du royaume des dieux mayas, simples marionnettes à la merci de la mort et de la maladie qui gouvernent ce lieu hanté.


Au bout du dédale de bourdons, les purgatoires se succèdent comme autant de manifestations de l'esprit, et leurs bestiaires animés par quelque magie délétère tirent leur forme et leur matière des vapeurs de soufre, tantôt incarnations de nos peurs primales ou symboles de nos craintes existentielles les plus profondément enfouies. De la maison des lames aiguisées qui tombent sans prévenir telles des couperets, provoquant les babillages apeurés des suppliciés, à celle des chauve-souris suceuses de sang dont les sonars stridents lacèrent nos tympans comme autant de canines effilées sous une voûte rocheuse prise de convulsions sismiques, l'atmosphère s'installe, glaciale et fataliste. Mais déjà, affolées, les créatures de nuit aux yeux atrophiés fuient devant les feulements du Dieu Jaguar, soleil noir et peur incarnée pour la civilisation qui a jugé bon de nous offrir en sacrifice à ce gouffre béant perdu au fin fond de la jungle d'Amazonie, déversoir de nos pires cauchemars.

Brassant le chaud et le froid, souffle mordant et magma ectoplasmique mêlés, les âmes damnées de cette antichambre des Enfers traînent leur chaînes tintinnabulantes et le désespoir de leur plaintes spectrales dans la pénombre humide, en quête d'oreilles compatissantes et de sang à glacer. Surtout rester sourd à leurs appels, ne pas les rejoindre, avancer l'esprit vide, avaler les kilomètres de néant jusqu'à la lueur, ce mince espoir qui se reflète de stalagmite en stalagmite, autant de mannequins opalins encadrant l'improbable sortie d'où émanent les voix déformées des vivants, comme si le temps, là haut, marchait au ralenti. L'espoir, dernier enfer avant le précipice, nous voilà suspendus entre l'éclat fugace et le fondu au noir sans fond, pour une belle et douloureuse éternité.

Rabbit