vendredi 2 octobre 2015

dimanche 21 juin 2015

Spectrum Orchestrum - Suburbs


Date de sortie : 16 octobre 2014 | Label : autoproduction

On est très très en retard concernant ce Suburbs. Il faut dire aussi qu'il a fallu du temps pour l'apprivoiser. Non pas qu'il soit excessivement tarabiscoté, expérimental ou retors, rien de tout ça et même au contraire. De prime abord, il s'est montré un poil trop policé. Très mélodique. Trop velouté. Son jazz pas assez free, son rock trop peu déconstruit. Du coup, il est parti réintégrer le disque dur et s'est fondu dans la foule des occurrences vite écoutées et tout aussi vite oubliées. Mais à chaque fois que le regard scannait les fichiers, les mots Spectrum Orchestrum avaient le don de s'extraire par eux-mêmes du tout venant. L'histoire que l'on peut avoir avec un disque tient finalement à peu de chose. Parce qu'avec Suburbs, il y en a une et elle continue encore. Trop policé ? Tu parles. En dehors de l'entame effectivement calme et presque sirupeuse du titre éponyme, les îlots plus rugueux ne manquent pas. Et lorsque l'Orchestrum n'est pas renfrogné, il devient énigmatique. D'où le "Spectrum" qui vient précéder le mot d'avant. D'ailleurs, le parfaitement bien nommé Prélude : La Profondeur du Chant plante sans attendre le décors, dialogue qui devient grondement entre une flûte et tous les autres instruments, aussi court que mystérieux. Bref, on s'en veut un peu de n'avoir pas su déceler tout de suite la densité de Suburbs et de s'être laissé berner par une première écoute distraite. La musique des Lillois est bien plus complexe qu'elle n'en a l'air. Elle est certes veloutée mais aussi capiteuse et sous ses atours fantomatiques, elle cache une ossature extrêmement ciselée. On ne se lance pas comme ça dans le Lonely Woman d'Ornette Coleman par exemple sans avoir quelques arguments, ce que possède indubitablement le quintette. Le clavier septentrional (Benjamin Leleu) et le saxophone (William Hamlet) carillonnent joliment. Ils apportent tout à la fois le côté crémeux et les accents hallucinatoires donnant au disque son aura spectrale. Sans eux, les morceaux seraient trop carrés ou au contraire, trop dilués. Il en va de même pour la guitare qui, tour à tour, impulse le mouvement puis accompagne. Souvent au milieu, parfois tout autour, Olivier Vibert extirpe de ses six cordes des plaintes lointaines qui habitent parfaitement les fantômes mis sur pieds. Basse (Philippe Macaire) et batterie (Adrien Protin) fournissent quant à elles ce qu'il faut de plasticité et de malléabilité pour que tout puisse tenir debout.

Ce qui frappe d'emblée, c'est ce goût immodéré pour l'entre-deux. Les frontières, les carrefours et les limites, c'est bien sur eux que se tient inlassablement le Spectrum Orchestrum. Quelque part entre jazz, rock et prog-rock, le groupe définit lui même sa musique comme du "sax rock spectral", ce qui est effectivement bien vu. Ce que l'on veut dire par là, c'est qu'elle ne relève ni des uns ni des autres tout en n'étant pas autre chose. Le mélange pouvait s'avérer un brin casse-gueule et se vautrer dans la muzak mais il ne le fait pas : dès qu'un morceau devient trop progressif, le Spectrum s'emballe d'un coup sans prévenir (la fin du premier tiers de Suburbs par exemple) et choisit de montrer les crocs. De la même façon, quand il emprunte le chemin d'Ornette Coleman, l'Orchestrum ne peut s'empêcher de faire quelques pas de côté. Certes, le saxophone calque sagement sa démarche sur les empreintes de Lonely Woman mais il n'est pas seul et se fait vite rejoindre par les autres instruments qui débordent alors et l'éjectent de la trajectoire. Puis il revient en les poussant à son tour dehors. D'abord jazz, le morceau devient rock pour finir rampant. Un jeu d'équilibre très maîtrisé qui pousse les ambiances à se succéder sans à-coups. Pour preuve les seize minutes d'un magnifique Mantra qui se montre parfois bien énervé tout en restant indubitablement ce qu'il est : un mantra. Varié, Suburbs est aussi hanté. Il y a du Robert Wyatt à certains moments dans cette musique, du King Crimson à d'autres mais pas que et finalement, c'est plutôt à Toc que l'on pense et pas seulement pour les interventions toujours déterminantes de chacun ou pour l'artwork (superbe, une fois encore) signé Jérôme Minard. Il y a chez les deux formations ce petit supplément d'animalité qui fait toute la différence. Un petit quelque chose en plus qui explique sans doute pourquoi on apprécie fortement Suburbs quand on est habituellement réfractaire aux musiques progressives. Pas une once de démonstration technique ici mais, à la place, des musiciens entièrement dévoués à leurs longs morceaux. Une grande unité d'ensemble qui participe fortement à la singularité du Spectrum Orchestrum et explique tout l'intérêt qu'il faut lui porter.

Voilà une belle tranche passionnée de musique exigeante qui ne se dévoile que lentement. Vous y trouverez certes de nombreux accents suspects qui pourraient vous faire dévier de la route spectrale tracée par les Lillois. Pourtant, derrière ses atours de prime abord quelconques, Suburbs cache une vraie vision, une patte. Sa singularité devenant évidente une fois que le disque a fini par vous envelopper, se cachant dans les motifs répétés d'une guitare, dans le grondement souterrain d'une basse ou d'un clavier, dans les envolées virevoltantes d'un saxophone. Tout cela à la fois, en même temps. Il y a indubitablement de la puissance chez ce pourvoyeur d'hypnose. À tel point que l'on finit par devenir spectre à son tour.

Excellent.

leoluce

dimanche 3 mai 2015

Chaos Echoes - Transient


Date de sortie : 20 avril 2015 | Label : Nuclear War Now ! Productions

Pizzicato et cloches solennelles. Avec une telle entame habitée, Chaos Echoes annonce sans attendre la couleur : explorer sa mystique, Transient pour en cartographier les contours. Des chœurs liturgiques hantent d'ailleurs une bonne partie de Senses Of The Nonexistent, long rituel introductif tout à la fois hiératique et païen. Une messe noire dédiée à un culte que l'on ne connait pas, qui ne nous est sans doute pas destiné mais dans lequel, pourtant, on se laisse emporter. Difficile de faire autrement quand les minutes se comptent en secondes et que les morceaux coulent les uns dans les autres sans que l'on se rende compte de quoi que ce soit. Chaos Echoes déploie toute son épaisseur dissonante sur sept titres qui sont autant d'épopées singulières, toujours sombres, jamais identiques mais fortement liées. Il en résulte un album dense et fracturé où se mêlent toujours death metal et expérimentation, technique sans faille et exploration avec, cette fois-ci, l'impression que le groupe a parfaitement réussi à fondre tous ces éléments les uns dans les autres, atteignant un point d'équilibre qui lui permet d'exprimer ce qu'il a dans le ventre en utilisant pleinement toute l'étendue des armes qu'il sait avoir à sa disposition. Aucune démonstration ici mais un message très personnel. Très cérébral aussi c'est vrai. Et alors ? En quoi faudrait-il reprocher à Chaos Echoes de soigneusement peser ses mots, d'être le plus précis possible quant à ce qui le taraude et qu'il veut nous faire parvenir ? Que le propos exige des enclaves ambient bien noires ou de longs riffs tordus, des gouttes de drone lourdes et massives ou un tempo largement lent, des guitares-enclumes ou des râles discordants, peu importe, il demeure clair tout du long. Ce n'est pas une litanie, encore moins une logorrhée que le groupe donne à entendre, c'est au contraire un discours parfaitement bien construit.

Coincé pile-poil entre Tone Of Things To Come et Duo Experience/Spectral Affinities, Transient balance du zeuhl dans son death, sans doute encore plus qu'avant et s'il reste fidèle à son credo, il en repousse néanmoins les limites. L'ensemble est tout à la fois monolithique et extrêmement varié. Les Interzone, épilogues-prologues, finissent patiemment d'effilocher les morceaux qu'elles suivent tout en fournissant corps et chair à ceux qu'elles précèdent. La IV (Intoxicating Beauty, la bien nommée) se charge par exemple de la transition entre le long rituel introductif (Senses Of The Nonexistent déjà évoqué) et Advent Of My Genesis, plus clairement typé death bien qu'encore largement tangentiel sans que l'on ne ressente le moindre à-coup. De la même façon, le final psycho-death avec claviers imposants et martèlements mastodontes de ce dernier morceau trouve idéalement sa suite dans l'Interzone V qui prépare tout autant au déferlement de Kyôrakushugi et ainsi de suite. La dynamique sans cesse mouvante se retrouve néanmoins préservée tout du long. Chaos Echoes joue sans arrêt sur la différence et le paradoxe : pour un passage massif, le même complètement larvé, pour un bout de sauvagerie, le même d'apaisement et ainsi de suite, le plus souvent au sein du même morceau mais aussi entre eux si bien que très vite, on largue les amarres et on vit le disque bien plus qu'on ne l'écoute, on oublie les morceaux et l'on se retrouve à écouter des fragments avec tout autant de sidération que lorsqu'on découvre l'ensemble à la toute fin. Du death prototypique mais aussi fortement tangentiel avec nombre d'incursions pyschédéliques, jazz, black et ambient, une somme mastodonte qui pourtant n'assomme jamais et se montre accorte et accueillante pour peu que l'on fasse l'effort d'y entrer, sachant qu'à aucun moment Chaos Echoes ne viendra vous chercher ou ne vous tendra la main.

On ne dira pas que l'album se mérite parce qu'on pourrait croire alors qu'il se réserve uniquement à quelques personnes, les seules à même de comprendre, ce qui n'est nullement le cas. Chaos Echoes joue ce qu'il est et ce qu'il est donne Transient. Il n'y a rien à comprendre, tout à ressentir. Sa vibration intrinsèque est certes parcourue d'ondes occultes, enfouies et donc mystérieuses mais il se trouve qu'elle fait bien souvent écho à celle que l'on a au plus profond de soi. Au bout d'un moment, les pensées deviennent parallèles à celle du disque et réciproquement, on en fait alors tout simplement partie. Difficile d'extirper un titre de la masse, tous se valent, les enclaves Interzone se révèlent probablement les plus expérimentales, les morceaux qu'elles encadrent, les plus carrés bien que le tremolo morbide des guitares, les ondes déviantes et mortifères de la basse associées au jeu conquérant mais extrêmement plastique de la batterie réfutent une telle appellation et ce ne sont pas les multiples effets balancés ici et là qui rendront à l'ossature son orthogonalité supposée. Chaos Echoes, bien que minutieusement technique, se drape d'une aura voilée, de guingois, c'est une écaille visqueuse et noire qui file entre les doigts. En permanence. La tête desséchée du superbe artwork (une nouvelle fois élaboré par le bassiste Stefan Thanneur) montre bien que la matière cérébrale se trouve entre les sillons après avoir déserté la boite crânienne. Le disque est tout à la fois intelligent et primaire, une belle gageure qui confère à Transient et à Chaos Echoes toute leur singularité.

Remarquable.

leoluce





vendredi 24 avril 2015

Sufjan Stevens - Carrie & Lowell

Sortie : 30 mars 2015 | Label : Asthmatic Kitty 

Ceci est bien une énième chronique de Sufjan Stevens, qu’on pourrait d’ailleurs estimer légèrement déphasée par rapport à la ligne éditoriale de ces lieux. Si j’aimerais démontrer vaillamment le contraire, la raison pour laquelle ces lignes atterrissent ici tient surtout du gigantesque coup de cœur personnel – partagé avec des foules, certes, mais qui expliquera l’utilisation abusive de la première personne du singulier – et d’une envie d’en parler de l’ordre de la démangeaison. Il n’y aura pas ici d’analyse discographique approfondie, pour la simple et bonne raison que, des disques du bonhomme, je n’ai jamais écouté que Illinois, sorti en 2005. Ceci est donc une chronique de fan, mais de fan qui vient de se réveiller, les yeux un peu collés, et qui découvre qu’il fait un temps magnifique et que Sufjan Stevens a sorti un nouvel album.

Dans la vague de commentaires et de décorticages qui a accompagné le succès critique que connaît le disque depuis sa sortie, il a été question de retour aux sources, vers une tonalité intimiste qui le rapproche d’Illinois justement, et d’une potentielle et réjouissante inscription dans le « 50 states projet ». Nul doute que, formellement, l’ambiance est au dépouillement. Ni batterie, ni banjo, ni bricolage électronique, Sufjan n’enveloppe sa voix que de piano et de guitare acoustique, épure qui sied à l’histoire retracée. Lowell comme le beau-père de l’Américain, Carrie comme sa mère, morte en 2012, à laquelle le disque est dédié. Avec son air d’écorché bienveillant, le fils parvient à dire la souffrance, le poids du deuil, la maladie de sa mère, son absence, avec une lumière dans la voix et une caresse dans la mélodie qui tient du miracle. Si quelqu’un était en quête d’un cas pratique du verbe transcender, dites lui d’arrêter de chercher. Ce n’est pas humain de rendre si heureux à partir de tant de tristesse. Now I’m drunk and afraid, wishing the world would go away. What’s the point of singing songs. If they’ll never even hear you ?
Face à Carrie & Lowell, impossible de ne pas refaire le coup du disque qui résonne à la première écoute, dans lequel on s’engouffre avec le sentiment d’être enfin arrivé chez soi. Mais c’est dans la répétition que le rapport développe toute sa magie. L’écouter dix fois, cent fois, n’écouter que ça, et, prodige, s’émerveiller de la même façon, à chaque écoute, de chaque morceau, comme si la lassitude était un concept inopérant, un truc de faible. Revenir au temps où on avait 14 ans, avec dans les mains, comme si c’était un putain de trésor, un hors-série des Inrocks qui consacrait Illinois comme le deuxième meilleur album de l’année. Se dire en lisant les mots, les descriptions, les émotions, que journaliste musical devait vraiment être le plus beau métier du monde. Recevoir le disque à noël et écouter John Wayne Gacy, Jr. pour les dix années à venir. Carrie & Lowell a cette capacité de rapprocher l’exaltation d’un gamin qui tape dans le ballon, la détresse d’une vieille qui a trop vécu, la douleur de celui qui a perdu, le goût de l’adolescence dans la France rurale et celui des yaourts au citron dans une petite ville de l’Oregon. Il appartient à soi et à la terre entière à la fois, pour les dix, les cent années à venir. 

Manolito


lundi 20 avril 2015

Antoine Chessex - Multiple


Date de sortie : 10 mars 2014 | Label : Musica Moderna

Multiple dément un peu son titre, on y trouve en tout et pour tout qu'un seul musicien et son instrument. Toutefois, on a souvent l'impression d'entendre quelque chose qui se rapproche du langage intérieur, dans toute son hétéroglossie : ses voix sont légion, son altérité importante. Et comme tout langage intérieur, celui-ci ne s'arrête jamais. Depuis la naissance du disque jusqu'à sa toute fin, pas un silence mais une litanie ininterrompue et fascinante. D'abord circulaire et virevoltant, le saxophone ténor tourne en rond sans qu'à aucun moment la musique ne fasse de même, un peu plus loin, il s’aplatit tellement qu'il revêt une épaisseur à peine plus consistante que le néant mais il peut également se montrer grondant en mettant sur pieds un bourdon dense et vibrionnant. Vingt-sept minutes métamorphes et au relief changeant, vingt-sept minutes tendues qui ne perdent pas de temps tout en prenant celui de bien construire leurs mouvements. Ça passe très vite et ça mute si insidieusement qu'au moment même où l'on se dit que rien ne s'y passe, ça va justement voir ailleurs. Antoine Chessex construit patiemment ses motifs, explore les possibilités de l'espace, du souffle et de son instrument qu'il aime démultiplier, le saxophone devenant alors pluriel et donnant à entendre toutes ses voix en même temps. Pourtant jamais de cacophonie ici, ce dernier se montre en permanence étonnamment clair si l'on se réfère à ce qu'il subit chez Monno. Sur Multiple, on le reconnaît sans peine et on suit ses circonvolutions sans se demander sans cesse si c'est bien lui que l'on entend, ce qui ne rend pas la tâche forcément moins ardue.

La pièce unique peut se découper en trois trajectoires tout à la fois entremêlées et distinctes : une entame circulaire, un développement rectiligne et un drone terminal absolument rampant qui amène tranquillement le souffle jusqu'à sa totale extinction. Toutefois, à l'intérieur-même de ces trois mouvements, les lignes de saxophone empruntent une multitude de micro-bifurcations qui maintiennent bien vivante la tension qu'exhale Multiple tout du long. Abstraite mais aussi très accaparante, la pièce se déploie dans toutes les dimensions. On a tout d'abord l'impression que les différentes voix se cherchent, affolées, qu'elles tourbillonnent dans un espace délimité par des parois invisibles à la manière d'un gros insecte piégé sous un verre. Progressivement, le souffle continu se déploie en arborescence, construit un motif principal qui devient pluriel, chaque branche se répète à l'infini en variant sa vitesse en même temps qu'un drone maousse bétonne les fondations. L'ensemble donne le tournis. Et puis le bourdon disparaît, ne restent que les aigus qui finissent par se muer tous ensemble en drone incisif où, semble-t-il, du chant se cache par intermittence. À ce moment-là, la pièce est toujours virevoltante mais elle file pourtant droit devant. Plus loin, le souffle devient sirène, des plaintes déchirantes sortent des enceintes et subitement, les notes hautes s'évaporent, la composition rejoint les soubassements en explorant le bas du spectre où elle finit par s'enterrer elle-même. En multipliant ainsi les itinéraires et les saxophones, les tonalités et les textures, Antoine Chessex façonne une musique paradoxalement minimaliste et en permanence sidérante.

On est bien loin de Monno dans le traitement du son mais on retrouve pourtant dans Multiple la même intransigeance et le même goût forcené pour l'expérimentation. Une patte qui inonde cahin-caha toute la discographie d'Antoine Chessex. Ce disque-ci montre quelque chose de très extrémiste pourtant débarrassé du moindre oripeau plombé, quelque chose d'abstrait qui reste en permanence fluide. Sans accrocs ni temps morts, il raconte une histoire au long court dont on n'entend que quelques fragments mais qui reste en permanence cohérente. Une histoire qui n'appartient qu'à lui. Enfouie et discrète. Un langage intérieur qui, par le jeu du saxophone, vient habiter l'espace tout autour. C'est peu dire que l'on est bien content d'en faire partie.

Magistral.

leoluce

lundi 13 avril 2015

DEAD - Transmissions Verse


Date de sortie : 25 mars 2015 | Label : Cold Dark Matter Records

Des murs de guitare agrippés à un poum-tchak mécanique, sa rigidité quasi-cadavérique le rendant presque mort quand le reste se montre pourtant bien vivant. Certes, la voix semble venir d'outre-tombe mais elle s'acoquine avec des nappes mastodontes où l'on sent pulser le sang. Human Light en ouverture, un plan d'ensemble qui situe l'espace et le temps, quelque part sous terre et quelques années en arrière. Le froid d'une morgue. Sous les décombres, les cadavres s'amoncellent et la révolution industrielle, depuis bien longtemps, a montré son vrai visage et se dilue dans un post préfixé, grisâtre et désespérant. Dans ces conditions, pourquoi ne pas s'appeler DEAD. Bien vu. Ça traduit exactement ce que l'on entend. Les morceaux sont froids et sombres. Mais jamais maladifs. Ils montrent même une belle majesté et se posent là avec un aplomb forcené qui les fait tenir droits alors qu'ils poussent sur un parterre autrement glauque et gluant. On est plus proche de l'agonie qui précède le dernier souffle que du pourrissement qui le suit immédiatement. C'est bien pour cela que l'on entend de-ci de-là des poussières de vie : la voix qui passe au premier plan, un rythme enlevé ou un effet presque guilleret dans un paysage par ailleurs complètement noir et moribond. Post-punk et EBM, indus et shoegaze délimitent le pré carré où le trio déploie ses vignettes sombres, déviantes et sidérantes. Transmissions Verse, en regroupant sur une même cassette les deux EP que presque deux années séparent, montre que DEAD ne se contente pas de répéter une formule. Le groupe l'affine et la pousse à muter insidieusement. Bien sûr l'atmosphère reste inchangée et on n'y trouvera jamais le moindre degré excédentaire mais pour le reste, le propos devient plus complexe tout en gagnant en clarté. Une belle gageure quand on y pense. 

On aime déjà beaucoup Transmissions, ces trois premiers morceaux presque gémellaires et son épilogue plus posé et aéré. C'est évidemment très référencé sans pour autant correspondre pile-poil à quelque chose que l'on a déjà entendu. L'amalgame est plutôt bien dosé. On peut tout aussi bien y entendre du Sonic Youth que du Bauhaus, du Lycia que du Jessica 93 par exemple mais toujours à dose homéopathique, un grand écart stylistique un brin casse-gueule qui s'avère pourtant très personnel. DEAD ne ressemble avant tout qu'à lui-même. Pour autant, sa musique s'avère prototypique et quand on l'écoute, difficile de passer outre ses accents foncièrement post-punk (dans la déclinaison dark wave de cette contrée-là) qui nous ramènent en arrière, toutefois on y trouve aussi des éléments qui nous projettent droit devant : les guitares acérées, les bidouillages électroniques, la voix noyée dans la masse concourant à rendre les morceaux massifs tout en préservant leur côté désespéré. Il y a de la rage là-derrière, l'envie d'en découdre et cela suffit à préserver Transmissions du déjà-vu ou du bête hommage. Des lames éthérées de Human Light aux ornements tribaux de No Place For Us qui campent une déclinaison actualisée et plombée de Suicide, des attaques vrillées de Revelation au coton mauvais et infiniment triste d'Anyway, DEAD arbore l'air crâne de ceux qui savent où ils vont alors qu'il ne s'agit là que d'un premier essai. Ça ne pouvait si bien commencer.



On aime tout autant Verse qui voit le trio développer son architecture dans toutes les dimensions : la voix est beaucoup plus en avant, la guitare plus claire mais aussi plus écorchée, même les percussions robotiques ont gagné de l'ampleur pourtant la musique reste exactement la même. L'impression d'entendre le chant des glaçons ou un chœur de chambre froide. Les aigus amènent paradoxalement beaucoup de chaleur mais le soubassement électronique demeure infiniment glacial. Par un jeu de connexions pas claires, la fin de Loser convoque le Shout de Tears For Fears sans que cela ne gêne le moins du monde et lorsque retentit Push, on se dit que DEAD a gagné en muscle et en nerf. Pour autant, la silhouette qui se tient là devant nos yeux reste décharnée, on jurerait qu'elle rampe sur My Friend et ce n'est certainement pas Firedrop qui lui permettra de relever la tête. Un troupeau d'éléphants neurasthéniques laboure le thorax alors que la scansion du chant entre comme par effraction dans la boite crânienne. On entend même le fantôme d'Ian Curtis hanter le morceau. Prends ça et meurs, sale bête ! Quatre titres qui passent bien trop vite, quatre titres qui s'amalgament parfaitement aux quatre précédents. Transmissions Verse est ainsi un ensemble homogène qui agit à la manière d'une longue mise au point, d'abord un peu floue, les contours s'affinent, la vague froide dévoile de belles arabesques et DEAD s'affirme peu à peu, s'approchant toujours un peu plus de ce qui l'habite pour l'amener à nous habiter nous aussi. Patiemment, il nous communique ses fantômes. On les accueille à bras ouverts.

On ne saurait trop remercier Cold Dark Matter Records d'avoir réuni ces deux-là sur une même cassette et on a beau ne pas trop apprécier ce format trop fragile, on n'y trouve pas grand chose à redire. On préférera toujours quelque chose en dur à l'immatérialité. Et puis avec sa couleur dorée et son emballage vraiment classe (élaboré par Benjamin Moreau), elle finira par nous pousser à ressortir le vieux lecteur des familles laissé trop longtemps au grenier. Peu importe, l'objet est encore pertinent, il va de soi que le contenu l'est tout autant. Le trio rennais (la voix de Berne Evol, la guitare de Brice Gill et les machines de Bernard Marie que l'on retrouve aussi à la production) exhale un spleen qui touche en profondeur et renvoie immédiatement à celui que l'on a en soi.

Rigide et froid sans doute mais tellement salutaire.

leoluce