jeudi 31 janvier 2013

Diminished Men - Capnomancy




Date de sortie : 8 janvier 2013 | Label : Abduction Records

Fermez les yeux, c'est un ordre ! Pour bien situer la chose, commencez par tracer un segment fictif entre les délires psychotropes complètement perchés de la trilogie des Totem de Master Musicians Of Bukkake puis les divagations kitsches et morriconiennes du dernier Grails en date, Deep Politics, et vous y serez. Où ? On ne sait pas exactement, mais par-là, c'est sûr. Ajoutez à tout cela un amour immodéré pour les scores des giallos de la belle époque, pour la science-fiction aussi et pour le jazz (qu'il soit free ou non) et cela devrait suffire à décupler votre perplexité. Enfin, pour essayer d'être tout à fait complet, il faut aussi mentionner les quelques soli dégénérés à vingt-cinq doigts qui parsèment des bouts de morceaux et les passages arides avant-gardistes qui frôlent le chaos. Voilà, dit comme ça, on se rapproche d'une description honnête de l'amalgame pratiqué sur Capnomancy. Honnête mais peut-être pas exhaustive. On ne saurait prétendre à l'être devant un tel disque de toute façon. Parce qu'on pourrait aussi parler de musique caribéenne, on serait encore dans le vrai. Inutile de s'échiner à circonscrire quoi que ce soit, le disque débordera.

Un exercice de style ? Il n'en est nullement question. Il y a bien trop de talent derrière Diminished Men (soit la réunion de Steve Schmitt, Dave Abramson et Simon Henneman) pour maintenir la futilité à distance respectable. Les morceaux, aussi facétieux, espiègles et déglingués soient-ils, n'en restent pas moins de vrais morceaux à l'architecture finement travaillée et à l'ossature bien ancrée. Il le fallait pour ne pas perdre l'auditeur en cours de route, exposé à de multiples changements de braquets, de directions et de styles d'une seconde sur l'autre et le plus souvent, sans crier gare. Sous ses allures désintégrées et fragmentées, Capnomancy se tient et montre une réelle unité. Pourtant, à observer les titres les uns après les autres, on serait bien en peine de trouver un quelconque point commun entre eux. On passe, par exemple, de l'expérimentation furibarde de Kapnos Escape, un morceau mouvant qui lance des œillades appuyées à la noise dans ce qu’elle a de plus free, au blues version valse triste et reggae fatigué au bout du bout du rouleau de Hoarding Light, seul morceau chanté de l'album, qui évoque plutôt les plaintes d’une Koko Taylor lorsqu’elle illustrait certaines scènes, forcément en roue libre, de la psyché lynchienne.

Et c'est comme ça durant ces sept titres : à peine a-t-on le temps de s'acclimater à l'un que le suivant désarçonne. Pas le temps de coller la moindre étiquette, alors on les balance toutes et tiendront celles qui le pourront. Capnomancy s'empare de tout et ose tout, y compris le mauvais goût qui s'exprime à plusieurs reprises et heurte délicieusement. C'est-à-dire que la grande réussite de Diminished Men, c'est son art consommé de mettre à mal les frontières et d'exploser nos certitudes et nos représentations. On parlait de mauvais goût, mais qui est-on pour en parler ? C'est bien ce genre de questions sempiternelles que ce genre d'album pousse à ne plus se poser. Excessif et gonflé, le groupe ne se refuse rien mais refuse de choisir entre le pompeux et l'élégance, injecte du muscle et du nerf dans le gras et du gras dans la finesse, écrase ses estampes finement travaillées et les recouvre de feutre noir ou multicolore quand à d'autres moments, il abandonne ses manières de sale gosse et exprime toute sa délicatesse dans un arrangement à tel point fragile qu'il menace de s'effriter et de disparaître au moindre courant d'air. Au terme de l'écoute, on n'est plus très sûr de rien. De ce que l'on aime ou de ce que l'on n'aime pas. Ni de ses goûts.

C'est bien pour cela que l'on s'étonne à peine de trouver Capnomancy dans les lignes du catalogue d'Abudction Records, label « founded in 1993 […] best known for releasing music and video by Sun City Girls » mais aussi « works by other adventurous artists ». Aventureux, Diminished Men ne manque pas de l'être et c'est bien à la nébuleuse tutélaire d'Alan Bishop qu'il se devait d'appartenir. Tout comme l'on ne s'étonnera pas de trouver B.R.A.D. et Milky Burgess, soit deux Master Musicians Of Bukkake, parmi les invités du trio. Et encore moins Randall Dunn à la production. Que l'on soit rompu ou non aux mélanges improbables et sidérants auxquels tous ces noms, irrémédiablement, ramènent, il ne faut pas hésiter à plonger dans Capnomancy qui accueillera de toute façon tout le monde, les brebis égarées comme les habitués, les oreilles exigeantes ou curieuses et celles qui le sont moins, celles qui recherchent l'originalité ou celles qui sont là un peu par hasard, un peu distraites. Il y a suffisamment de variété là-dedans pour que tout le monde puisse y trouver à aimer et à détester. Une manière comme une autre de dire que ce disque ne devrait laisser personne indifférent et provoquera forcément quelque chose. 

Derrière le côté iconoclaste, on trouve une réelle substance qui amène richesse et densité. À l'image du râle qui ouvre l'album, dont on ne sait trop s'il s'agit d'une manifestation de jouissance ou de douleur, Capnomancy hésite en permanence entre noirceur et luminosité, chanson de bal et expérimentation pointue, laideur et beauté.   

Et si l'on n'est sûr de rien à son écoute, on sait tout de même deux choses : c'est n'importe quoi mais c'est aussi absolument brillant. 

leoluce

lundi 28 janvier 2013

Saåad - Orbs & Channels


Date de sortie : 29 janvier 2013 | Label : Hands In The Dark 

Qui a dit que la scène expérimentale française vivait recluse ? Sa visibilité demeure certes marginale, mais s'il y a un groupe qui tend à servir de contre-exemple, on peut en attribuer la casquette à Saåad. Même si leur succès critique grandit davantage par delà les frontières que sur notre propre plancher (Fluid Radio est fan), on est tenté de croire que Orbs & Channels participera à combler l'écart. Composé à l'origine du seul Romain Barbot, le projet devient un duo en 2011, avec l'arrivée de Greg Buffier. Dès lors les deux Toulousains s'attèlent notamment à Sustained Layers, qu'ils composent avec EUS et Postdrome, puis à Confluences, une commande de la part du festival Toulouse d'Eté sortie en décembre dernier. Alors que leurs travaux ont jusque-là vu le jour sur leur label BLWBCK, ce nouveau long format sort chez Hands In The Dark, sous la forme d'une cassette en édition limitée à 100 copies.

Saåad accomplit le petit exploit de réaliser un album de drone purgé de toute aridité. Comme un bourdon continu autour duquel les souffles se modulent, Orbs & Channels joue de ses variations d'épaisseur, du lent mouvement de volumes d'air, pour agripper l'oreille et l'accompagner en lieu sombre, rassurant mais inconnu. Le duo travaille l'ambient comme un matériau sourd et voilé, creuse des résonances en cascade et enrobe les cellules sonores d'une écorce doucement psychédélique. Si l'album parvient à maintenir le voyage sans rupture, c'est grâce au travail de tissage des nappes à la manière d'un ouvrage de filigrane, à la spatialisation des sons qui nous amène à nous questionner sur leur existence. Une luxuriance de détails baigne dans des flots grondants et hiératiques, à l'image de ce fantôme baroque qui s'éveille sur les dernières secondes de Hieronimus.

Orbs & Channels démontre l'étrange capacité d'animer des souvenirs anonymes, l'assurance d'une perception familière mais dont l'origine échappe. Le flou permanent a des couleurs de forêts, la volatilité de la poussière des combles et l'atmosphère de réduits au parquet fatigué. L'entrée dans l'album ne cache pas sa gravité, des couches plus terrassantes qu'un ciel plombé disposent de l'espace et décident que vous ne relèverez pas la tête de sitôt. Au Delà et surtout Savarà s'attardent sur des formes de volutes saccadés, un élément constitutif de leurs pièces, évoquant des cordes jouées en spiccato et dont les échos s'égareraient dans la brume. Avant de diluer les masses grondantes dans des flux plus liquides, le coeur de Orbs & Channels ne délaisse pas la gravité du propos. Dans l'attente des faisceaux d'ambient pâle qui le traversent progressivement, Potsdamer Platz se fait l'introduction à une débâcle industrielle qui ne vient jamais. Alors que Forever Late a sonné le retour au calme, le superbe Hangover #8 questionne l'équilibre entre des froissures menaçantes et un halo de candeur, dans un usage toujours subtil des vibrations. Mais le vrai trésor de ce disque réside dans ses deux derniers titres – il est toujours judicieux de finir sur la note la plus haute. L'attention se cristallise sur la marée frémissante qui reflue le long de Cross Orguan, comme si la tonalité de ce lent dépôt avait trouvé le degré ultime, celui qui fait tressaillir puis paralyse. Sur Soft Drug enfin, les drones se sont apaisés, à défaut d'affluer la lumière perce, se réfléchit sur des dizaines de facettes. C'est l'aube qui pointe, et avec elle le goût d'une lasse euphorie.

Saåad sort cet album demain, il ne reste qu'une poignée – voire plus du tout – de versions cassette, c'est donc sur le digital que les retardataires devront se retrancher. Ceci est bel et bien une invitation.

Manolito

dimanche 20 janvier 2013

The Austrasian Goat - Paved Intentions



Date de sortie : 01 septembre 2012 | Label : Vendetta Records

Ce n’est pas du métal, assurément. Mais ça en vient. Ce n’est pas non plus de la folk. Enfin, pas complètement. Ni de l’ambient. C’est du black. Et dans le même temps, ça n’en est carrément pas. Paved Intentions désarçonne. Surtout pour qui a aimé se perdre, comme moi, dans les entrelacs de Stains Of Resignation, le précédent album d’Austrasian Goat qui, lui, était bien plus identifiable. Tout en ne l’étant pas. Inutile de s’embêter à poser la moindre étiquette sur ce projet ou cet album, ça ne collera pas. En revanche, les poils sont restés dressés tout du long, même lorsqu’il a fallu jongler entre les quatre faces et passer de l’une à l’autre. Une musique qui garde les oripeaux de bien des genres pour ne surtout pas se cantonner qu’à un seul. Paved Intentions est un patchwork. Blanc comme neige. Et gris anthracite. Voire complètement noir. Nuancé donc. Où qu’il aille, quelle que soit la direction vers laquelle il pointe son doigt, quelles que soient ses intentions, il captive. Il ensorcelle. Et semble à l’origine d’une multitude de papillons qui s’égaient dans le ventre. Pourtant, à le détailler comme ça, dans un premier temps il ne paie pas de mine : une guitare sèche, parfois accompagnée d’une plus amplifiée, d’une voix grave et presque chuchotée, de quelques effets et percussions et c’est bien tout. Il marque avant tout par sa simplicité. Une simplicité qui rend l’adhésion immédiate et les écoutes répétées. Mais comme d’habitude, dès que l’on habite les morceaux, une fois qu’on les connaît mieux et que l’on se concentre sur les détails pour laisser voguer l’ensemble, le disque frappe aussi par sa complexité. Et puis, les mélodies sont tout simplement à tomber. Belles, épurées et jamais superficielles. Un disque d’artisan. Un disque vrai. Des chansons qui le sont tout autant. Tellement bien écrites, tellement bien interprétées. Des éclats d’âme qui suintent de partout et percent la monotonie de façade. Oui, parce que voilà, si on aime ce disque c’est parce qu’il dépose ses tripes sur la table et ose se montrer tout nu. Parce que sa petite musique nous habite. Parce qu’elle trouve en nous un terreau où elle peut s’accrocher et grandir. Parce qu’elle parle de nous et qu’elle est authentique.

L’authenticité, la grande affaire d’Austrasian Goat. Qu’il s’appuie sur un piano solennel (Curtain), sur une guitare sèche et véloce (A Delicate Taste Of Grievance), sur des chœurs lointains  (The Order Of Hyena), sur des nappes de bruit (la fin de Nizkor) ou sur quoi que ce soit d’autre, on y croit. On le suit, on est avec lui. Dans sa bouche ou sur ses doigts. Élégiaque, souvent inquiet, voire tracassé, ce Paved Intentions. Comme l’enfer ne l’est que des bonnes. Et c’est bien en ça qu’il relève aussi de la sphère black. Enfin, c’est du black en mutation. Qui s'affranchit des canons du genre et qui, en tout cas, n’a plus rien à voir avec celui de Stains Of Resignation et encore moins avec celui qui le suivra tout en lui ressemblant complètement. Le propos, après tout, est resté exactement le même et il fallait bien partir du précédent pour arriver à celui-ci aujourd’hui. Les armes ne sont simplement plus tout à fait les mêmes. Plus contenu, presque contrit, on sent bien, lorsque la voix tonne tout ce qu’elle contient et tout ce qu’elle renferme, que ce n’est pas un disque de petit oiseau sage, même tombé du nid. Rien ici n’est guilleret. Attendez-vous plutôt à de l’obscur, à du pas clair, du trouble et du glauque mais que le traitement acoustique ne met pas en exergue. Tout cela apparaît par différences de matité et par un jeu extrêmement délicat de nuances, magnifié par des arrangements subtils et parfaits. Ne comptez pas sur Julien Louvet pour vous prendre la main et vous guider, il plante ses vignettes là et s’en va, nous laissant tout seul pour contempler et comprendre le résultat. D’une densité et d’une profondeur abyssale, on a tôt fait de se perdre dans Could The Lights Come Back ? et ses percussions tintinnabulantes, dans Broken Yad et ses nappes sèches et dans à peu près tout ce que ces quatre faces ont à proposer. « I offered my soul to musical angels but nobody’s coming… » tu parles, peut-être ne s’agit-il pas d’anges mais quelque chose est bien venu : l’inspiration, une muse, le talent. Qui imprègne tous les morceaux et leur donne tout leur éclat.

Déliquescent, complètement délavé, à l'image de son black et de sa pochette, s'appuyant en permanence sur sa guitare sèche rehaussée de nappes synthétiques et de samples qui s'insinuent joliment dans l'ossature des morceaux, les drapant d'une aura parfois quasi-industrielle - mais toujours délavée - Paved Intentions ne montre pourtant aucun signe d'affadissement. Les saveurs développées restent fortes et marquent tout autant qu'aux premiers jours déjà funèbres mais un peu plus doom. Projet d'un seul homme, bien qu'accompagné sur quelques titres par José de Diego (qui s'est également occupé de la superbe pochette) ou Joel Lattanzio, Austrasian Goat poursuit sa mue et abandonne ses peaux une à une. Toujours plus près de l'os. Jusqu'à racler les derniers bouts de chair putride ou grasse pour ne garder que les nerfs. L'épure. Quelque chose comme un cri tout en discrétion. On ne s'étonnera pas de retrouver Reto Mäder au mastering. Comme lui, ce même goût pour parer les cicatrices d'une belle dentelle finement travaillée et ce même goût pour le gris. Sur ce, on stoppera net les mots pour vous laisser seul(e) avec ces douze morceaux sur les bras et leur permettre de s'insinuer en vous, caresser vos synapses et trouver le chemin de vos doigts qui pianoteront sur le clavier pour arriver jusque .

Le voyage vaut le détour et il y a fort à parier que vous aussi n'en reveniez pas.


leoluce