Date de sortie : 03 juin 2014 | Autoproduction
Déroutes Sans Fin, voilà qui résume parfaitement ce deuxième opus de Saison De Rouille. L'intensité malade de ce disque de guingois contenue toute entière dans cette première phrase. Des guitares barbelées et de traviole, une boîte à rythme agonisante, une humeur générale qui oscille entre le maussade et l'amertume, une curieuse voix grave coincée entre beuglement et déclamation expulsant en français des textes sombres et glacés. Une musique très personnelle donc. Plus d'une fois, la vive impression d'entendre quelque chose qui ne nous est pas destiné. Comme si le groupe se débattait avec lui-même, tentant de maintenir ses idées noires dans le strict cadre des plaintes qu'il semble vouloir lancer loin de lui. Que ces dernières puissent atteindre quelques paires d'oreilles, ce n'est pas vraiment l'important. L'important, c'est que ça sorte, que ça parte et que ça ne revienne jamais. Coincé entre metal industriel à la Godflesh (pléonasme) et blues poisseux, occulte, près de l'os mais amplifié à la Ramesses qui prend ici une sacrée ampleur - bien plus que sur Caduta Del Gravi, leur "premier cycle introductif" - on comprend très vite que Déroutes Sans Fin ne fera pas dans la facilité. Chant en avant qui en rebutera plus d'un, mixage envoyant valdinguer bien loin toutes velléités de fioritures ou d'embellissement, ce qui ne manquera pas d'agacer tous les autres, on ne peut pas vraiment dire que Saison De Rouille multiplie les atouts. Il est pourtant indéniable que quelque chose se passe. Et même s'il est parfois difficile de s'envoyer un tel bloc inhospitalier d'une traite, on se surprend à y revenir souvent. C'est qu'il y a dans cette collection de titres un petit quelque chose qui accroche bien plus que l'oreille et qui parle directement aux tripes en faisant parfois l'impasse sur le cortex. Un petit quelque chose bien difficile à décrire mais pourtant bel et bien présent. Peu importe que les morceaux n'aient pas de cadre ou en débordent trop souvent, qu'ils s'arrêtent parfois brutalement comme si le disque avait des ratés, qu'ils cultivent l'ellipse et la digression n'offrant que trop peu de motifs réguliers sur lesquels s'accrocher, peu importe que les paroles campent leur lot d'histoires mornes sur fond de bagnoles calcinées, peu importe enfin que tout y soit si parfaitement imparfait.
C'est qu'en plus d'une esthétique toute personnelle, Déroutes Sans Fin résulte d'une démarche qui ne l'est pas moins. Pour bien expulser ce que l'on a en soi, sans doute faut-il réduire les intermédiaires. Et d'intermédiaires, ici, justement, il n'y en a point. Le groupe et rien que lui. Les morceaux, l'artwork, le mixage, le financement participatif (bien que quelques labels soient, in fine, convoqués - Kaosthetik Konspiration, Ocinatas Industries, Necrocosm, Seventh Crow et Désordre Nouveau - mais il s'agit de "collaboration plus que de coproduction"), il n'y a bien que le mastering qui a été confié à une tierce personne. Tout le reste est du fait de Saison De Rouille. Non seulement à poil dans sa musique mais à poil dans ce qui l'entoure. C'est peut-être bien ça qui touche le plus, qu'une entité à tel point rugueuse et renfrognée puisse également se dévoiler complètement, sans fard et sans pudeur. C'est qu'il émerge de Déroutes Sans Fin une forme de courage, sans doute ce fameux truc impalpable qui pousse à renouveler l'écoute. Un peu voyeur, on finit par se fondre en lui et par laisser tous les accidents révéler toute leur pertinence. Oui, c'est sale, glauque et mal foutu, on est même parfois un peu gêné par la voix et les paroles qu'elle déclame sans passion excessive comme un robot qui vit ses derniers tours de circuit. C'est une gêne qui ne vient toutefois pas d'un quelconque embarras face à Saison De Rouille mais plutôt de notre attirance pour un truc pareil, ces "Je retrouve mes esprits, mais aussi toute ma douleur enfouie" ou "La folie me guette, je hurle à chaque virage" disséminés ici et là, au détour d'un riff disloqué ou d'une cavalcade fatiguée. Saison De Rouille ne rigole pas et a tôt fait de communiquer son univers décharné. Si bien que très vite, nous non plus, on ne rigole plus. Dans ces conditions, difficile d'extirper un titre plutôt qu'un autre. Déroutes Sans Fin s'envisageant plutôt comme un tout monolithique, crade et sans la moindre once de luminosité. Tout est posé dès le triptyque inaugural des Lande I, II et III, sorte de road-movie patraque pour mort-vivant : les râles virils et agonisants, les riffs oxydés et flous qui s'élèvent difficilement au-dessus d'un parterre de rythmes roides et répétitifs, de discrètes nappes de clavier bien dark appuyant le tout, il n'en faut pas plus pour que l'amalgame noisy-blues métallique et abstrait du trio (Karl S., Sébastyén D. et Laurent B.) prenne corps entre nos oreilles et derrière nos yeux.
Le reste s'emboîte logiquement, du sombre Romances (avec Christian Kolf de Valborg en renfort) au bluesy et bien nommé Moteurs Épuisés qui s'interrompt brusquement pour laisser la place au monologue introductif du bruyant et jusqu'au-boutiste Sortie, venant clore parfaitement Déroutes Sans Fin, tous ses ingrédients s'y trouvant exacerbés. Pas facile facile, on le voit bien - beaucoup d'éléments venant heurter notre confort et nos goûts - mais finalement très prenant. Le disque vraiment personnel d'un groupe qui ne doit rien à personne et pratiquant une musique qui ne ressemble qu'à elle-même. Un disque à tel point entier qu'il n'accepte pas la demi-mesure : que vous détestiez ou adoriez il vous faudra bien choisir un camp. J'ai choisi le mien, faites-en de même. Et quand vous l'aurez fait, sachez que des réservations via le lien bandcamp ci-dessous sont encore possibles, Déroutes Sans Fin étant disponible en quantités limitées.
Ferrugineux et déroutant, encore une fois, tout était dit dans la première phrase.
leoluce
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