Date de sortie : 10 juin 2013 | Label : Important Records
Un nœud d'interférences pour débuter puis rapidement, tout ce qui fait la singularité de Master Musicians Of Bukkake transperce la masse sonore pour revenir au premier plan. Des nappes de synthétiseur frôlant le mauvais goût (totalement assumé) mais comme d'habitude complètement perchées, des cris de-ci de-là, une guitare sèche et véloce et ainsi de suite. Tout concoure à l'édification d'un morceau complètement kitsch et réellement barré. Car c'est bien là que se situe la singularité de ce collectif : hommage appuyé et sincère à une certaine époque (et à ses drogues) ou simple exercice de style ? Générosité ou démonstration ? Pastiche éhonté ou vraie personnalité ? Difficile de trancher. Toutefois, le moins que l'on puisse dire, c'est que ça fonctionne. Car de la première à la dernière seconde, le collectif sait comment s'y prendre pour agripper l'auditeur et s'emparer de son cerveau en l'emmenant dans les méandres flous et psychédéliques de sa musique. Toujours cette odeur tenace de patchouli mais aussi ces morceaux totalement classes qui empruntent autant à la folk qu'au prog, au krautrock qu'à la pop et dessinent par petite touches successives une fresque tout à la fois belle et hideuse, mêlant couleurs criardes et sombres aplats monolithiques avec une précision diabolique. En cela, Far West ne s'éloigne pas bien loin de la trilogie des Totem dans sa façon de nous administrer sa vision dévoyée du Flower Power passé au crible de l'exaspération d'aujourd'hui. En revanche, la matière patiemment édifiée le long de ces six morceaux vaporeux et indéfinis montre des atours plus nuancés qu'à l'accoutumée. Non pas qu'il faille s'attendre à quelque chose d'extrêmement homogène - le groupe aime trop la diversité pour cela, son line-up n'est-il pas d'ailleurs à géométrie variable ? - mais sans doute Master Musicians Of Bukkake a-t-il, sur Far West, porté l'accent sur la transition. On ne passe plus du coq à l'âne d'un morceau à l'autre, les ruptures ne sont plus aussi franches qu'au sein de la précédente trilogie. Il me semble même que, petit à petit, le sombre gagne du terrain sur la palette jusqu'ici majoritairement criarde de sa musique.
Pour preuve, le gospel halluciné de Circular Ruins qui vient clore le disque, un titre épique construit sur les stigmates d'un combat entre une chorale flippée et des arrangements solaires et majestueux convoquant une armée de cuivres, de guitares, de nappes synthétiques se montant les uns sur les autres dans une accumulation dangereuse avant de laisser la place à un déferlement monomaniaque de clochettes intrigantes. Ou encore le côté tribal d'Arche, morceau synthético-ethnique qui fracasse ses guitares contre ses microprocesseurs sous l'égide de tambours patraques. On dirait Witxes qui délocalise son Abraxas dans les bordels de Bornéo. C'est vraiment bizarre et c'est aussi extrêmement jubilatoire. Plus loin, You Are A Dream Like Your Dreamer - The Dark Peace voit le collectif s'emparer d'un orgue monumental et se lancer dans un requiem dédié à l'espace, son froid infini, sa noirceur. Et c'est bien cette folie plus ou moins surjouée qui inquiète. Parce qu'en soi, ces morceaux n'ont rien d'évident et pourtant, Master Musicians Of Bukkake nous y plonge tête la première sans qu'à aucun moment ne nous vienne l'envie de protester. Far West est tout à la fois drôle et pas drôle, fou fou et maîtrisé. Il ne va nulle part en empruntant un chemin pourtant on ne peut plus cohérent. Se perd pour mieux nous retrouver. Et
emporte l'adhésion par la grâce de morceaux bien écrits et à la subtilité bien réelle :
à titre d'exemple, l'enchaînement White Mountain Return / γη-νομος : GNOMI montre tout de même que le collectif peut s'enorgueillir d'un sens de la composition extravagante qui n'a que peu d'équivalent dans le large spectre de la musique psyché contemporaine. D'un côté une relecture futuriste d'Ennio Morricone, de l'autre un hommage à l'école de Canterbury sans qu'à aucun moment on ait l'impression d'écouter autre chose que Master Musicians Of Bukkake. On prend plaisir à se perdre dans cette architecture baroque et labyrinthique, sans cesse mouvante, au sein de laquelle on ne sait jamais où poser son regard. À peine a-t-on le temps de fixer un angle pour le détailler que celui-ci se dérobe pour laisser la place à quelque chose que l'on n'attendait pas : une nappe inquiète, des guitares maousses, une chorale étrange, des cloches tintinnabulantes.
Certes, il est toujours difficile de trancher : habiles faiseurs ou vraie personnalité ? Mais c'est bien le genre de question que la musique des Master Musicians Of Bukkake balaie d'une écoute. Parce qu'il y a tellement de qualités dans Far West et plus largement dans les disques du collectif qu'on se fout un peu de savoir quels sont les moteurs à l'œuvre derrière cette façade psychédélique et bariolée. Le plus important, c'est avant tout ce que le groupe communique et ce qu'il nous pousse à ressentir. Et pour peu que vous aimiez larguer les amarres ou arpenter des chemins vaporeux sans trop savoir où ces derniers vous mèneront, il va sans dire que cet album est fait pour vous. Alors, certes, on aura toujours du mal à catégoriser cette musique qui reprend à son compte l'esprit et l'ouverture d'une époque aujourd'hui définitivement révolue tout en y adaptant une grille de lecture on ne peut plus contemporaine mais le grand melting pot auquel le groupe nous convie a le don de rendre les étiquettes obsolètes et inutiles : qu'importe ce qu'il joue, l'important c'est qu'il le fasse. Et quand en plus, il concentre ses efforts sur l'écriture de vrais morceaux et non plus sur le rendu de leur seule atmosphère, il devient alors parfaitement inutile d'ajouter que Far West est une vraie réussite. Caché sous une chouette pochette, ce psycho-kraut-folk-prog-ambient enfumé, amalgamé et singulier ne demande qu'à caresser vos chakras dans le sens du yin alors surtout, ne le rejetez pas et vous aussi, militez pour l'ouverture du troisième œil. Inspiré, selon les dires du collectif, de l'incroyable score réalisé par Paul Giovanni pour le beaucoup moins incroyable The Wicker Man, il est indéniable qu'à plusieurs reprises, dans ses intentions, Far West approche le même degré d'intensité foutraque. Il est alors évident que cette musique n'est en rien un simulacre, elle montre même une épaisseur et une profondeur désormais indiscutables.
Brillant.
leoluce
Superbe album ! Qu'on trouve désormais en streaming ici : http://www.roadburn.com/2013/06/master-musicians-of-bukkake-far-west-available-for-streaming-in-its-entirety/
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