mardi 5 mars 2013

Marteau Rouge - Noir


Date de sortie : octobre 2012 | Label : Gaffer Records
 
Concernant celui-ci, nous sommes très (trop) en retard. Il date de 2012. Personnellement, je l’apprivoise depuis quelques semaines, ce qui n’est sans doute pas suffisant mais dans le même temps, son premier passage sur la platine a été corrélé à l’envie d’écrire quelques lignes. Pour expliquer pourquoi il faut l’écouter, en quoi il se démarque de l’ordinaire, comment il s’y prend pour se maintenir bien droit alors qu’un tel vent l’habite. Découvert à l’occasion du fantastique Live où le groupe croisait le fer avec Evan Parker, c’est-à-dire sur le très tard (bien que Noir ne soit, après tout, que leur premier album studio alors que le trio existe depuis 1992), Marteau Rouge m’a toujours, depuis, intrigué. Leur nom résonne et frappe fort et alors que l’on s’attend à une musique martelée, percussive aux impacts puissants et répétés, on est surpris par le silence qui l’habite. Pas de sang sur ce marteau. À la place, un fluide bien plus abstrait, moins épais, moins visqueux mais avec ce même goût de fer. Quelque chose de tout aussi vital.

Il s’agit avant tout d’improvisation où les musiciens se confrontent, jouent au chat et à la souris, avancent à pas feutrés et parfois aussi se percutent. Il y a déjà de quoi écrire beaucoup sur les apports de chacun : la guitare au vocabulaire singulier de Jean-François Pauvros. Il peut lui faire ce qu’il veut, arracher ses cordes, les griffer, leur balancer des pains ou les caresser, ce qu’il crée est en permanence miraculeux. Chaque note invite au replis sur soi, chaque son conduit à l’intérieur de la tête. Il en va de même pour tous les bruits issus de l’arsenal synthétique de Jean-Marc Foussat : lignes incongrues, nappes abstraites, field recordings issus du quotidien, silence tendu ou apaisé, borborygmes, hennissements. On comprend vite pourquoi il a collaboré avec des musiciens comme Fred Frith, Robert Wyatt ou Steve Lacy. Tout ce qui sort de ses machines, tout de suite se mélange au spectre sonore laissé vaquant par les griffures de Pauvros. Et lorsqu’on se dit qu’il reste bien peu de place pour Makoto Sato, le moindre coup de baguette met le doigt sur les zones d’absence créées par ses deux acolytes. Un touché à la fois fin et robuste. Typiquement jazz  là où Pauvros et Foussat se montrent sans doute plus typiquement atypiques.

Tout cela mis bout à bout contribue à définir Marteau Rouge. Une musique pointilliste et pointilleuse qui se construit par petites touches successives et qui frappe autant dans ses détails que dans son ensemble. Une écoute minutieuse permet d’entendre comment tout cela s’amalgame, comment chaque instrument rentre dans les autres. Une écoute plus distraite dévoile le dessein et les deux sidèrent en permanence. La musique de Marteau Rouge est tout à la fois fragile et solide. Au premier morceau, on saisit les sons à la volée, au moment où ils sont émis parce qu’il faut bien se raccrocher à quelque chose et que le silence intrigue. Incapable de savoir à l'issue d'une seconde là où nous amènera la suivante, incapable de saisir le tout, on s’attarde sur l’ossature. Au second morceau, déjà un peu moins surpris, on laisse le cerveau combler les vides mais la vision d’ensemble reste tout de même parcellaire. On extrapole, on se projette mais on est, de toute façon, à côté. Sur les suivants, c’est plus ou moins la même chose car Marteau Rouge ne se laisse pas facilement apprivoiser.

Non pas qu’il soit abscons et à tel point complexe qu’il laisse l’auditeur sur le bord de la route mais bien plutôt parce que ce dernier, pour entrer dans le disque, doit accepter de s’y abandonner complètement. Inutile d’analyser, de faire appel à des références qui permettraient de jalonner l’écoute quand il n’y a en fait qu’une seule chose à faire : se laisser porter, ne pas lutter, laisser le Marteau Rouge couler en soi et partir avec lui à l’aventure. Laisser son jazz improvisé et singulier s’insinuer et faire sens. Créant une véritable atmosphère, un canevas de textures où s’entrechoquent électronique, guitare et percussions : une nappe sombre zébrée d'un charivari de peau et de cymbales où s’ébrouent quelques arpèges de guitare, quelque chose qui reste au plus près du sol ou au contraire qui vise les cimes… Le corps tout entier suspendu au moindre mouvement. Impossible de décrire les morceaux parce qu’on ne saurait mettre en mot une musique en mutation perpétuelle. Pas d’ennui ici, pas de démonstration vaine, pas de masturbation technique mais l’envie d’en découdre et de jouer ensemble.

Marteau Rouge… Personnellement, je me demandais où était passé la faucille mais à l’issue de l’écoute et après avoir réécouté leur collaboration avec Evan Parker, finalement, tout s’est clarifié : le trio n’est pas révolutionnaire, il n’agit pas en réaction à quelque chose. En revanche, il se fiche des stéréotypes et des figures imposées et c’est bien en cela que sa musique est unique. Un grand coup de marteau dans les conventions. Quand on l’écoute, ce qui frappe le plus au final, et que l’on retient, c’est avant tout sa grande liberté. Celle qui lui permet de construire un mouvement comme Entre… à partir des doigts Jean-François Pauvros glissant sur les cordes pour les faire miauler puis crisser et pour finir, sonner comme un violon. La batterie accompagne cette métamorphose, d’abord délicate, presque muette, gagnant peu à peu en sauvagerie. Makoto Sato giflant ses cymbales, les déchiquetant tout en gardant sa délicatesse alors qu’un grand fracas d’ondes nocives issus des fils emmêlés, de la jungle de boutons et de curseurs de Jean-Marc Foussat enveloppent le tout. Une tension triangulaire. Un mouvement d’animal qui se réveille pour partir en chasse. Un mouvement qui permet de saisir toute la félinité du trio. Et toute sa liberté.

Tous les autres sont exactement pareils (mention spéciale à l'implosif Noir qui achève le disque et lui donne son titre) : eau qui dort ou mer déchaînée, peu importe, le courant nous emporte.


leoluce

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